Avant le départ sur le terrain, mon projet « À travers la flamme : De la contre-culture américaine à la culture marchande subversive du pipe making » visait à retracer le contexte d’émergence de l’art du verre soufflé destiné à la consommation de cannabis [Figure 1 & 2] et à comprendre les différentes modalités de sa diffusion en Amérique du Nord. Je m’intéressais aussi au contexte de la légalisation du cannabis et à ses effets sur la production de ce type d'artisanat.

Afin de procéder à ma collecte de données, j’ai pris la route vers la Colombie-Britannique le 9 août 2019 et mon terrain s’est terminé à la Table Noire, un atelier de pipe making à Shawinigan, le 13 novembre 2019. Tous les déplacements relatifs au terrain se sont faits à bord d’un Dodge Grand Caravan, que j’ai aménagé en camper pour me servir de résidence. Cela m’a permis de me rendre directement chez tous mes répondants. Ce mode de vie itinérant semble aussi m’avoir permis de gagner la confiance de mes participants avec plus de facilité. La plupart d’entre eux s’intéressaient à mon installation (voiture) et au mode de vie que j’avais décidé de m’imposer afin de réaliser cette étude.

J’ai réalisé une collecte de données multi-sites (Marcus, 1995), puisque cette sous-culture est présente partout à travers le globe. Je me suis concentré majoritairement sur la côte ouest nord-américaine, car cette pratique artistique est originaire de cette région et qu’elle y est encore très répandue. La méthode de recrutement fut le recrutement par boule de neige. La boule de neige a débuté avec un ami pipe maker, qui m’a mis en contact avec trois pipe makers, dont deux en Colombie-Britannique. Après ces entrevues, la boule de neige s’est constituée spontanément, chaque participant me recommandant à d’autres.

Pour chacune de ces rencontres, je me suis rendu sur le lieu de travail des participants. J’ai tout d’abord fait des entretiens avec cinq souffleurs de verre dans la ville de Vancouver. Je me suis ensuite dirigé vers la ville d’Eugene en Oregon (USA) afin de m’entretenir avec Bob Snodgrass, considéré comme l’inventeur du pipe making, et donc le seul participant ciblé. Par la suite, je suis revenu au Canada pour procéder à trois autres entretiens sur l’île de Vancouver. Sur le chemin de retour vers Québec, j’ai rencontré trois souffleurs de verre dans leur ville respective, soit Calgary (AB), Winnipeg (MA) et Mississauga (ON). Pour finir, je me suis entretenu avec les deux copropriétaires de la Table Noire à Shawinigan (QC) [Figures 3, 4 & 5], tout en prenant part à leur atelier de pipe making durant 7 jours consécutifs.

Au début de ma collecte, je m’intéressais au Glass Pipe Art Movement en tant que mouvement contre-culturel, puisque l’origine du pipe making remonterait au tournant évènementiel (les happenings) de la contre-culture hippie des années 1960-70 : la communauté des pipe makers serait issue d’un homme, de son bus et de l’industrie du rock psychédélique (Carpenter, 2014 :15). En fait, la popularisation de ce type d’artisanat est liée à la découverte accidentelle du silver fuming – qui consiste à teinter le verre à l’aide de vapeur d’argent – par l’Américain Bob Snodgrass [Figures 6 et 7], un habitué des festivals de rock ambulants tels que les Grateful Dead Tours et les Phish Tours. (Slinger, 2011 : Vidéo).

Cependant, malgré une esthétique contre-culturelle persistante au sein de cette industrie, d’autres souffleurs de verre, canadiens, m'ont plutôt amené à conceptualiser le pipe making comme un mouvement artistique marginal visant à être reconnu, plutôt qu’un courant subversif. Ce qui m’a amené à réévaluer ma conceptualisation du mouvement et à chercher d’autres encrages théoriques pour situer mes interprétations.  Je reprends finalement à Anna K. Ryan (2012), qui a fait ses recherches auprès des propriétaires de glass shops, une vision du Glass Pipe Art Movement en tant qu’art world, selon la célèbre formule de Howard S. Becker, c’est-à-dire un domaine comportant ses propres réseaux de fournisseurs, de distribution et des groupes collégiaux au sein desquels les questions esthétiques peuvent être débattues, les normes proposées et le travail évalué (Becker, 1982 :320).

Certaines intuitions préterrain se sont en revanche avérées. Ainsi que je l’avais présumé, mon expérience sur le terrain m’a permis de révéler l’importance d’Internet et des médias sociaux dans la diffusion de la pratique, la distribution des produits et le maintien des liens entres les pipes makers au sein de « communautés virtuelles » (Rheingold, 1993). Celles-ci incluent aussi les consommateurs et les enthousiastes de la pratique au sein d’une « communauté virtuelle de consommation », dont les interactions en ligne sont fondées sur un enthousiasme et des connaissances partagés à propos de ce produit de consommation spécifique (Kozinets, 1999). D’ailleurs, je crois que les médias alternatifs et les communautés virtuelles offrent une nouvelle dimension au concept originel d’art world selon Howard S. Becker. Dans le cas du pipe making, Internet permet non seulement de soutenir un large réseau de fournisseurs et de distributeurs, mais aussi de créer des communautés virtuelles autour de l’appréciation de cette forme d’art.

Ces éléments de réflexion neufs, mis en lumière par des nouvelles lectures et par les expériences que j’ai faites sur le terrain, m’ont forcé à sortir de mon cadre théorique afin d’explorer de nouveaux horizons. Cela m’a aussi permis de réorienter la portée de certains de mes concepts. Par exemple, le concept de contre-culture restait pertinent, car la quasi-totalité de mes répondants associait leur pratique à la contre-culture. Cependant, je me concentrais désormais sur les théories liées à la diffusion des contre-cultures plutôt que d’en faire un concept central de ma recherche.

De plus, bien que certaines nuances puissent être apportées, je crois désormais qu’il est difficile de nier le côté commercial du pipe making. Après tout, rejeter les valeurs matérialistes et la société de masse n’implique pas nécessairement le rejet du capitalisme de consommation (Heath & Potter, 2004 :158).

En fait, mes expériences sur le terrain m’ont aussi permis de mettre en lumière le côté entrepreneurial du pipe making contemporain. Bien que la majorité de mes répondants considère leur pratique comme un style de vie à l’écart du monde de l’emploi, la pratique du pipe making nécessite d’être lucrative. La partie participative de mon observation m’a rapidement fait comprendre que travailler le verre est une activité très dispendieuse qui doit générer des profits pour être durable. Il est aussi très coûteux d’apprendre à souffler du verre, parce que le bris du matériel lors de l’apprentissage est très commun. De plus, les dépenses nécessaires pour avoir un environnement de travail sécuritaire, des outils et du matériel (verre) pour passer du temps derrière la torche sont considérables. La pratique du pipe making représente de plus un énorme investissement de temps et un dévouement pour bien comprendre les spécificités du travail du verre.

Cependant, malgré toutes ces réflexions, mon terrain ne s’est pas déroulé sans embûche. Bien que ma situation d’itinérance ait joué à mon avantage pour m’insérer auprès des pipe makers, elle comportait aussi plusieurs défis associés à ce style de vie.

Ne jamais savoir où dormir, ni si la police allait me réveiller au milieu de la nuit, fut mon quotidien la plupart du temps. La situation d’itinérance apporte son lot de petites difficultés qui, mises ensemble, rendent la vie assez compliquée. Ne fût-ce que pour le maintien de l’hygiène, par exemple, qui impliquait le recours à des douches dans des centres communautaires ou des piscines publiques, ou la visite dans des commerces pour utiliser les toilettes. De plus, l’alimentation était sommaire et pas tout à fait santé, car je n’avais accès à aucune cuisine.

Par contre, je garde de beaux souvenirs de cette aventure, qui m’a permis de sortir de ma zone de confort. Bien que parfois stressante, la vie dans une voiture m’a aussi permis de m’isoler en nature avec mon carnet de notes [Figure 8]. De plus, malgré le stress permanent, je n’ai jamais eu de problèmes et je ne me suis jamais senti en danger, même dans les rues de Vancouver.

En conclusion, lors de mon départ sur le terrain je pensais connaître suffisamment la culture du pipe making pour fixer mes découvertes au sein d’un cadre théorique précis. Pourtant, lors de la collecte de données, j’ai dû constamment réévaluer ma conceptualisation de ce mouvement artistique et explorer de nouvelles dimensions. Cette première expérience de terrain confirme donc que cette confrontation au réel est l’occasion parfaite pour remettre en question toute présomption et sortir du confort d’un cadre théorique préétabli.

Dates du terrain : Août 2019 à novembre 2019

Programme d’études : Maîtrise en anthropologie

Direction de recherche : Isabelle Henrion-Dourcy

Bibliographie:

BECKER, H. S., 1982, Art Worlds, Berkeley, CA: University of California Press.

CARPENTER, C., 2014, Elevation: The Art and Culture of Glass Pipes, M.A. History of Decorative Arts, George Mason University.

HEATH, J., POTTER, A., 2004, Nation of Rebels: Why Counterculture Became Consumer Culture. New York, Harper Business.

KOZINETS, R. V., 1999, « E-tribalized marketing? : The strategic implications of virtual communities of consumption », European Management Journal, 17, 3 : 252-264.

MARCUS, G. E., 1995, "Ethnography in/of the World System: The Emergence of Multi-Sited Ethnography." Annual Review of Anthropology, 24, 1: 95-117.                                                                                                                                        

RHEINGOLD, H., 1993, The virtual community: homesteading on the electronic frontier, Mass: Addison Wesley.

RYAN, A. K., 2012, This pipe's for you: A qualitative exploration of glass shop owners' networks, legitimacy and the glass pipe arts movement, PhD. Sociology, State University of New York at Albany.

SLINGER, M., 2011, Degenerate Art: The art and Culture of Glass Pipes.