Analyser l’engagement environnemental des femmes inuit et sámi : développer un terrain de recherche numérique
Ma recherche doctorale s’intéresse à l’engagement environnemental des femmes autochtones de l’Arctique. Limitée par les restrictions sanitaires liées à la pandémie de Covid-19, j’ai pris la décision de mener un terrain exclusivement numérique entre janvier 2021 et mai 2022. Je propose ici une réflexion sur le terrain numérique comme alternative à la méthodologie classique de l’anthropologie – un terrain ethnographique en présentiel.
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Ma recherche doctorale intitulée « L’engagement environnemental des femmes autochtones de l’Arctique », menée sous la direction de Caroline Hervé (Université Laval, Canada) et Coppélie Cocq (Université d’Umeå, Suède), a deux grands objectifs théoriques : (1) explorer les contours d’un écoféminisme autochtone, ou, comme, j’en suis venue à le qualifier, d’un écoféminisme anticolonial, (2) enrichir les réflexions sur le phénomène de l’engagement environnemental, notamment en contexte autochtone. Plus concrètement, j’analyse les parcours de vie des femmes inuit et sámi engagées, leurs modes d’engagement et leurs discours pour comprendre comment elles construisent leur engagement environnemental.
Fin février 2020, j’ai effectué un pré-terrain à Cambridge Bay (Nunavut) dans le cadre d’un projet de recherche interdisciplinaire qui visait l’implantation d’une unité de culture végétale dans la communauté. J’ai établi des premiers contacts, et validé l’intérêt de la comparaison entre Inuit et Sámi. J’envisageais alors de retourner dans cette même communauté à l’automne 2020 pour une période de deux mois, premier séjour d’un terrain dit « multisite ». En effet, je projetais ensuite de me rendre à Kuujjuaq (Nunavik), puis à Jukkasjärvi (Suède) et enfin, à Rovaniemi (Finlande) pour une durée totale de six mois. Ces quatre communautés comptaient une ou plusieurs organisations environnementales dans lesquelles travaillaient plusieurs femmes inuit ou sámi engagées pour l’environnement. Mais la pandémie de Covid-19 et les restrictions sanitaires qui l’accompagnent m’ont forcée à repenser ce projet.
Terrain numérique et objet de recherche
Repenser mon terrain de façon exclusivement numérique suggère tout d’abord de repenser mon objet de recherche, l’engagement environnemental des femmes inuit et sámi. Je m’intéresse désormais à l’engagement environnemental des femmes inuit et sámi en contexte numérique, c’est-à-dire à leurs discours et leurs actions ayant une trace numérique.
L’expression contexte numérique désigne un contexte dans lequel « les médias et les technologies numériques occupent une place centrale » (Millette et al. 2020 : 17). L’expression trace numérique est comprise ici comme les contenus numériques générés par les usagers et les usagères du Web (Bowker 2007), c’est-à-dire les publications sur les réseaux sociaux, les sites Web, les articles de presse, les vidéos, les Webinaires ou les images produites par les femmes engagées elles-mêmes ou par d’autres (journalistes, chercheurs, etc.) qui reprennent des éléments de leurs discours. Ces deux expressions permettent de saisir la complexité du monde dans lequel nous vivons en dépassant le clivage en ligne/hors-ligne. En effet, le monde en ligne est dépendant du monde hors-ligne (Pasquier 2020 : 8), car il est son lieu de retranscription. Par exemple, un discours sur le thème du climat présenté dans le cadre d’un événement hors-ligne comme une COP, peut être repris – sous forme vidéographique ou écrite – par des médias en ligne ou sur les réseaux sociaux.
Le contexte numérique redéfini ainsi mon objet de recherche : qu’il se réfère à un événement hors-ligne ou non, qu’il existe hors-ligne ou non, le discours environnemental que je me propose d’étudier ici possède une trace numérique.
La constitution d’un corpus numérique : méthode, défis et éthique
Entre janvier 2021 et mai 2022, j’ai constitué un corpus des traces numériques de l’engagement environnemental des femmes inuit et sámi grâce à la recherche sur Google par mots-clés. J’ai procédé à cette recherche sur une durée de seize mois, mais le corpus est constitué de toutes les traces numériques trouvées sans limites de dates. Les données récoltées ainsi constituent un corpus dense aux supports variés : 67 articles de presse, 11 textes d’opinion, 9 sites Web, 21 vidéos, 8 performances artistiques filmées, 1 documentaire, 4 textes de poésie, 12 affiches de propagande, 7 rapports d’organisations, 11 Webinaires, 39 pages Twitter, 7 pages Facebook, 6 pages Instagram, et 4 pages TikTok.
Un terrain numérique compose avec des défis spécifiques. Par exemple, le Web est un flux d’informations permanentes, modulables et mouvantes : ses limites sont inatteignables (Boullier 2020 : 41). L’exhaustivité en contexte numérique ne peut être que relative (2020 : 40), mais les auteurs d’un chapitre sur la recherche qualitative en contexte numérique (Latzko-Toth et al. 2020) jugent préférable de favoriser la compréhension des données plutôt que leur représentation statistique massive (2020 : 186). De plus, il existe des méthodes pour atteindre une exhaustivité relative comme l’utilisation de critères booléens de ciblages tels que « AND » qui affine les résultats aux seules entrées comprenant une combinaison de mots-clés, par exemple, « Inuit women AND climate change » Le recours à ces critères permet de cibler les résultats de la recherche aux seules pages d’intérêts pour ma recherche.
Un terrain numérique présente aussi des défis éthiques. Par exemple, Dominique Pasquier, sociologue, remarque que le numérique favorise « les situations d’observation invisible » (Pasquier 2020 : 9), c’est-à-dire que l’observation est menée sans contact avec les personnes observées, à leur insu donc (2020 : 10). Elle conclut qu’il n’existe pas de réponse unique pour déterminer si l’on a le droit de travailler sur des données sans que les personnes concernées en soient averties (2020 : 10). Pour cette recherche, j’ai choisi d’étudier les traces numériques publiques. Par exemple, les Webinaires sont souvent des vidéos en ligne destinées à un large public : analyser le discours environnemental produit dans ce cadre n’est donc pas un problème tant qu’il est recontextualisé, et qu’il ne nuit pas à la personne. En revanche, l’analyse de discours produits par le biais des réseaux sociaux est plus ambigüe, car la frontière entre privé et public est plus floue. Peut-on éthiquement reprendre le discours produit sur un profil personnel Facebook même si les paramètres de confidentialité nous permettent d’y avoir accès ? J’ai choisi pour cette recherche d’appliquer un principe de précaution en excluant les profils personnels des réseaux sociaux des femmes engagées.
Compléter le corpus : réaliser des entretiens et une étude de cas
Afin de compléter ce corpus de traces numériques déjà riches en données, j’ai effectué sept entretiens semi-dirigés, cinq avec des femmes sámi, deux avec des femmes inuit. Le corpus constitué avait permis d’identifier 81 femmes inuit et sámi engagées pour l’environnement ayant une trace numérique. Ces femmes ont été contactées par courriel afin de leur proposer un entretien via Zoom, mais je n’ai reçu qu’une vingtaine de réponses positives ou négatives. Ce phénomène de non-réponses s’explique notamment par la sursollicitation des femmes activistes autochtones par des chercheurs, journalistes ou politiques dans un contexte de crise environnementale. Les sept entretiens réalisés se sont néanmoins révélés très riches en éclairant par exemple les raisons de la présence majoritaire des femmes dans l’engagement environnemental en Arctique.
Enfin, afin d’illustrer l’appropriation du numérique par les femmes inuit et sámi comme espace d’engagement environnemental, j’ai réalisé une étude de cas sur le mouvement de protestation sámi en soutien aux Sámi de Fosen, en Norvège. Du 22 février au 3 mars 2023, de jeunes activistes sámi (en majorité des femmes) ont occupé le ministère du Pétrole et de l’Énergie norvégien afin de dénoncer l’inaction du gouvernement norvégien face à une décision de la Cour Suprême de 2021 qui avait conclu que les éoliennes érigées à Fosen violaient les droits des éleveurs de rennes sámi. Cette occupation a été largement médiatisée et relayée par les réseaux sociaux des différentes organisations environnementales sámi, autochtone ou par les femmes sámi engagées. J’ai procédé à une observation ethnographique numérique de ces événements pendant deux semaines sur plusieurs réseaux (Facebook, Instagram, TikTok, et Twitter) ainsi que dans l’espace public médiatique en ligne. L’objectif était de comprendre comment les femmes sámi construisaient leur engagement lors de cet événement, comment elles utilisaient les réseaux sociaux ou la presse et comment les organisations sámi ou alliées participaient à mettre en valeur leurs discours et actions.
En triangulant les données du corpus, des entretiens et de l’étude de cas, j’ai procédé à une analyse thématique et une analyse de discours. J’ai pu constituer un profil des femmes engagées en contexte numérique : celles-ci se sont révélées être très jeunes (-30 ans), et posséder une éducation académique de haut niveau. L’analyse a permis de distinguer trois modes d’engagement : l’engagement comme pratique professionnelle, l’engagement citoyen et l’engagement artistique, ce dernier étant particulièrement populaire chez les femmes sámi. Enfin, une analyse de discours a permis de souligner quatre grands thèmes dans leur discours environnemental. (1) La réhumanisation du nord : les femmes décrivent le nord comme une région peuplée par des personnes ayant des cultures variées plutôt que comme un désert gelé parcouru par des animaux exotiques et ouvert à l’exploitation des ressources. (2) Le colonialisme environnemental : en anthropologie, le terme réfère au fait que les Autochtones soient soumis à des lois environnementales qui menacent leur survie en tant qu’Autochtone (Crate et Nuttall 2016 : 11). Ici, ce terme est utilisé majoritairement par des femmes sámi pour désigner les projets de transition énergétique qui prolifèrent sur leurs terres souvent aux dépends du bien-être des troupeaux de rennes. (3) L’exclusion des Autochtones des processus de décisions : les femmes inuit et sámi regrettent leur manque de consultation lors de l’élaboration de politiques d’adaptation aux changements climatiques, et demandent d’être mieux intégrées aux discussions. (4) La relation à la nature : les femmes romantisent leur relation à la nature afin d’insister sur l’opposition avec un modèle de relation à la nature utilitariste qu’elles associent aux Occidentaux.
Terrain numérique : quelle légitimité ?
Il est communément admis que pour devenir un « vrai anthropologue » (Seta 2020 : 81), le modèle de l’enquête sur le terrain, de préférence de longue durée, est privilégié. La « notion mystifiée d’être présent » (Hannerz 2003 : 202) demeure dans beaucoup d’esprits comme une caractéristique nécessaire à tout bon travail d’anthropologie. Néanmoins, cette méthodologie est remise en question grâce aux discussions sur les terrains multisites (Seta 2020 : 81) ou encore sur la légitimité de l’entretien à distance face à l’entretien en présentiel (Johnson et al. 2019). Dans un article sur les qualités comparatives des entretiens téléphoniques, en visioconférence ou en personne, les auteurs concluent qu’ils : « n’étaient pas moins susceptibles de qualifier un entretien à distance d’excellent qu’un entretien en personne, ce qui signifie que les entretiens téléphoniques et en ligne peuvent être un moyen productif et avantageux de collecter des données » (Johnson et al. 2019 : 14). Et en effet, pour ma recherche, la constitution d’un corpus de données en ligne, l’observation dans le cadre de l’étude de cas, et les entretiens via Zoom ont permis une récolte de données extrêmement riche et m’ont justement permis de saisir un phénomène social en pleine croissance : la visibilité accrue des femmes inuit et sámi engagées dans l’espace numérique.
La pandémie de Covid-19 a remis sur le devant de la scène les méthodologies dites numériques, virtuelles ou encore en ligne. Cependant, elles ne sont pas nouvelles puisqu’elles apparaissent dès la fin des années 90 (Hakken 1997 ; Rheingold 1995). Tous les sujets de recherche ne se prêtent pas à de tels terrains, mais après les considérations sanitaires, les considérations écologiques pourraient favoriser le développement des terrains numériques. Car, un questionnement émerge de mes entretiens avec les femmes inuit et sámi : peut-on vraiment mener une recherche en anthropologie des changements climatiques sans prendre en compte l’empreinte carbone des terrains envisagés ?
Dates du terrain : de janvier 2021 à mai 2022, puis de février à mars 2023.
Programme d’études : Doctorat en anthropologie
Direction de recherche : Caroline Hervé et Coppélie Cocq
Bibliographie
Boullier D., 2020, « Les traces numériques et le pouvoir d’agir des réplications », 39-58, in Millette M., Millerand F., Myles D. et Latzko-Toth G., Méthodes de recherche en contexte numérique : une orientation qualitative. Montréal. Les presses de l’université de Montréal, 312 p.
Bowker G. 2007, « The Past and the internet », 20-36, in Karaganis J., Structures of Participation in Digital Culture. Social Science Research Council.
Crate S.A. et M. Nuttall, 2016, Anthropology and Climate Change: From Actions to Transformations. New York, Routledge.
Hakken D., 1999, Cyborgs@Cyberspace? An ethnographer looks to the future. New-York, Routledge, 264p.
Hannerz U., 2003, « Being there…and there…and there ! : Reflections on Multi-Site Ethnography », Ethnography, 4,2 : 201-216.
Johnson, D.R., Scheitle, C.P., et Ecklund, E.H., 2019, « Beyond the In-Person Interview? How Interview Quality Varies Across In-person, Telephone, and Skype Interviews », Social Science Computer Review, 39, 6: 1142-1158.
Latzko-Toth G., Bonneau C., et Millette M., 2020, « La densification des données : revaloriser la recherche qualitative à l’ère des données massives », 181-194, in Millette M., Millerand F., Myles D. et Latzko-Toth G., Méthodes de recherche en contexte numérique : une orientation qualitative. Montréal. Les presses de l’université de Montréal, 312 p.
Millette M., Millerand F., Myles D. et Latzko-Toth G., 2020, « Introduction », 15-22, in Millette M., Millerand F., Myles D. et Latzko-Toth G., Méthodes de recherche en contexte numérique : une orientation qualitative. Montréal. Les presses de l’université de Montréal, 312 p.
Pasquier D., 2020, « Préface », 7-12, in Millette M., Millerand F., Myles D. et Latzko-Toth G., Méthodes de recherche en contexte numérique : une orientation qualitative. Montréal. Les presses de l’université de Montréal, 312 p.
Rheingold H., 1995, Les communautés virtuelles. Paris. Addison-Wesley France (traduit par L. Lumbroso).
Seta, G., 2020, « Three lies of digital ethnography », Journal of Digital Social Research, 2, 1: 77-97.