Lors du dépôt de mon projet de maîtrise, le titre de ma recherche était « Le tourisme comme outil d’intégration politique de l’État : négociation et résistance chez les Hmong du nord du Vietnam ». Dans le cadre de cette recherche, j’ai fait un terrain ethnographique de quatre mois au Vietnam dans les districts de Đồng Văn et de Mèo Vạc dans la province de Hà Giang
[FIGURE 1] de mi-juillet à mi-novembre 2019. Durant plus de 15 semaines, je me suis intéressé à ce que font les Hmong, un des 54 groupes ethniques officiellement reconnus par le Parti communiste vietnamien et l’État, face à l’apparition et au développement fulgurant du tourisme ces dernières années sur leurs terres. Lors de cette recherche, j’ai fait principalement de l’observation participante en vivant dans des homestays hmong et réalisé une cinquantaine d’entretiens semi-dirigés et 23 entrevues semi-dirigées enregistrées avec des Hmong et des officiels de l’État. J’ai aussi fait traduire des documents légaux et des articles de journaux publiés par les districts et la province dans lesquels j’ai travaillés, l’UNESCO, le Bureau général des statistiques du Vietnam, la Banque Mondiale et le Global Geoparks Network. J’ai aussi obtenu de la documentation produite par la division de la promotion du tourisme du Ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme.

Mon terrain s’est effectué le long d’une infrastructure routière. Plus spécifiquement, j’ai circonscrit ma recherche à un tronçon de la route QL4C d’un peu plus de 80km et de ses chemins secondaires [FIGURE 2 et 3] qui sont au cœur des montagnes de la région formant le territoire agroécologique où habitent généralement les Hmong. Elle est aussi le centre de la boucle du tourisme de la province qui inclut plusieurs des plus grosses attractions touristiques du parcours et est réputée pour attirer les touristes en quête d’aventure et de paysages sensationnels [FIGURE 4 et 5]. Cela m’offrait l’opportunité d’explorer comment des configurations spatiales particulières facilitent l’exercice d’un pouvoir ainsi que les réponses adoptées par les cibles de ce dernier (Harvey 2012 : 76-77).

Dans la province de Hà Giang, le tourisme se développe depuis l’ouverture en 2010 du Đồng Văn Karst Plateau Geopark [FIGURE 6 et 7], un parc naturel chapeauté par l’UNESCO. Ce dernier, l’État et le Parti communiste y supportent à la fois le développement du tourisme durable ainsi que la conservation des ‘valeurs patrimoniales’ (Salemink 2000; McElwee 2004). Ces politiques ont été rebaptisées « préservation culturelle sélective », parce que l’État cherche par la même occasion à abolir les coutumes et traditions perçues comme étant du gaspillage, primitives et superstitieuses comme les sacrifices d’animaux, tout en encourageant les traits culturels plus bénins comme les vêtements colorés, les danses et les chants traditionnels attirant les touristes domestiques et internationaux [FIGURE 8].

Animistes, les Hmong font partie de la famille linguistique Miao-Yao, ont une organisation sociale lignagère et acéphale divisée en clans et vivent généralement sur le sommet des montagnes du Massif Sud-est asiatique entre parents dans des villages ou des hameaux où ils pratiquent une agriculture de subsistance [FIGURE 9]. Ces différences culturelles majeures avec la majorité vietnamienne font partie du discours de l’État et du Parti pour expliquer leur pauvreté relative et justifient qu’ils soient la cible constante de programmes de développement, dont celui visant à promouvoir le tourisme sur leurs terres. Au Vietnam en 2009 (GSO 2010), ils étaient un peu plus d’un million d’individus, dont plus de 231 000 dans la seule province de Hà Giang, et forment approximativement 90% de la population des districts de Đồng Văn et de Mèo Vạc. Minoritaires dans le pays, ils forment pourtant un des groupes ethniques les plus populeux là où ils vivent.

Enjeux méthodologiques

Le Vietnam est un pays autoritaire qui contrôle fermement la recherche sur son territoire, surtout le long de la frontière sino-vietnamienne pour des raisons de sécurité nationale. Je m’attendais donc à ce que les autoritése suggèrent fermement les services d’un ‘guide officiel’ ou d’un assistant de recherche pour une période de temps plus ou moins longue. À ma grande surprise, ce ne fus pas le cas et j’ai évité par le fait même le contrôle des faits et gestes au quotidien qu’imposent parfois les autorités vietnamiennes aux chercheurs. Cela a grandement facilité ma recherche en me laissant libre de mes mouvements, de mes rencontres et de mes questions. Cette flexibilité m’a été d’une grande utilité à cause de la nature de mon terrain : dispersé et couvrant une grande superficie le long d’une infrastructure routière. Étant donné que la distance physique était une barrière supplémentaire au développement d’une familiarité avec les participants, j’étais doublement content de ne pas avoir de surveillant avec moi. Cela a facilité énormément mes rencontres en ne rajoutant pas une barrière politique supplémentaire entre moi et les participants, surtout dans un contexte où la liberté d’expression est réduite au minimum.

Cependant, l’éloignement des divers sites composant mon terrain a aussi eu des répercussions sur l’observation participante. Lié à l’interdiction de séjourner chez les habitants, cela a rendu particulièrement difficile son volet participation en limitant mes possibilités à l’unique option d’habiter chez des Hmong ayant un homestay en ville. La familiarité développée par le partage de la vie quotidienne dans un village étant hors de portée, les réponses obtenues avec plusieurs participants atteignaient difficilement un niveau de profondeur intéressant. C’est ainsi que j’ai obtenu énormément de réponses tombant le long de la ligne du Parti. Si utiliser le tourisme comme porte d’entrée permettait de trouver un terrain relativement neutre sur lequel je pouvais bâtir une conversation, la superficialité des réponses qui découle de cette position (Henrion-Dourcy 2013) n’était pas satisfaisante non plus. Les déviations spontanées étaient donc souvent plus intéressantes que les réponses directes à mes questions.

Il faut aussi lier ceci au fait que, dans le contexte de ma recherche, l’officialité repousse les gens, limitant les avantages de l’entrevue. L’enregistrement, s’il est bien utile pour retenir des détails qu’il serait difficile de retranscrire par la suite dans leur intégralité, rigidifie les gens. Il est associé au gouvernement et à la répression, certainement pas à la liberté d’expression. Se faire entendre sur la place publique possède alors un tout autre sens. Ce faisant, les notes manuscrites post-entretien, malgré la perte inévitable de matériel qu’elle engendre comparativement à l’enregistrement audio, se révèlent souvent plus intéressantes pour les sujets politiquement délicats. Ces moments de partage et de confiance relative (souvent accompagnés d’une bonne quantité d’alcool) figurent parmi les meilleurs moments de mon terrain. D’ailleurs, cet aspect de l’observation participante est si répandu dans le Massif Sud-est asiatique que cette méthode a été rebaptisée par certains « intoxication participante » (Fiskesjö 2010).

En dernier lieu, je ne peux assez souligner que mon terrain s’est déroulé dans une langue que je ne maîtrise pas. La barrière langagière est de loin la plus grande difficulté que j’ai rencontrée et l’enjeu méthodologique le plus important de ma recherche. J’ai donc fait appel au service de deux jeunes hommes universitaires kinh (vietnamien ethnique) provenant de Hanoï pour me servir d’interprète. Concrètement, il fallait passer d’une personne ayant comme langue maternelle le hmong et parlant vietnamien à un interprète ayant comme langue maternelle le vietnamien et parlant anglais à ma personne ayant comme langue maternelle le français et parlant anglais! Ces traductions représentent tout autant de filtres qu’il y a de langues et de personnes (MacKenzie 2016). De plus, on ne peut considérer l’interprète comme étant neutre; les impacts de sa subjectivité, de sa positionalité, de ses compétences et plus encore sont à considérer au même titre que ceux liés à l’identité de l’ethnographe dans le processus de collecte de données. D’ailleurs, les enjeux que soulève cet aspect de ma recherche n’ont pas disparu avec la fin de mon terrain de recherche, mais continue à peser encore aujourd’hui sur l’analyse des données et l’écriture du mémoire.

Conclusion

Finalement, tout cela m’a amené à négocier ma positionalité. Quelle position pouvais-je avoir aux yeux des différents acteurs formant mon terrain de recherche, surtout en travaillant avec de jeunes universitaires de Hanoï comme interprètes? Dans un pays où les ethnographes marchent dans les pas de l’État (Turner 2014), je devais me distancier de celui-ci tout en faisant comprendre le sérieux de ma démarche vis-à-vis des participants Hmong. J’ai donc dû négocier ma position par mon engagement auprès de ceux chez qui je restais ainsi qu’en affirmant mes connaissances sur leur culture pour éviter la superficialité qui découle d’être vu comme un touriste. Aux yeux des autorités, ce fut le contraire. J’ai dû jouer la carte du touriste ou encore édulcorer mon projet de recherche pour minimiser son ingérence. Ceci fut un combat à mener au quotidien, et ce, jusqu’au tout dernier jour de mon terrain. Cependant, cela fut nécessaire à la création de liens de confiance avec les participants, créant des amitiés et me permettant par le fait même de remplir mon principal objectif : mieux comprendre les réponses de ces gens face à l’ingérence d’un État autoritaire dans leur vie.

Dates du terrain : Mi-juillet à mi-novembre 2019

Programme d’études : Maîtrise en anthropologie

Direction de recherche : Jean Michaud

Bibliographie

FISKESJÖ, M., 2010, « Participant Intoxication and Self–Other Dynamics in the Wa context », The Asia Pacific Journal of Anthropology, 11, 2 : 111-127.

GENERAL STATISTICS OFFICE OF VIETNAM (GSO), 2010. The 2009 Vietnam Population and Housing Census: Completed Results. Hanoi, Central Population and Housing Census Steering Committee.

HARVEY, P., 2012, « The Topological Quality of Infrastructural Relation: An Ethnographic Approach », Theory, Culture & Society, 29, 4-5 : 76-92.

HENRION-DOURCY, I., 2013, « Easier in Exile? Comparatives Observations on Doing Research among Tibetans in Lhasa and Dharamsala » : 201-219, in S. Turner (dir.), Red Stamps and Gold Stars : Fieldwork Dilemmas in Upland Socialist Asia. Vancouver, UBC Press.

MACKENZIE, C. A., 2016, « Filtered meaning: appreciating linguistic skill, social position and subjectivity of interpreters in cross-language research », Qualitative Research, 16, 2 : 167-182.

MCELWEE, P., 2004, « Becoming Socialist or Becoming Kinh; Government Policies for Ethnic Minorities in the Socialist Republic of Viet Nam » : 182-213, in C. R. Duncan (dir.), Civilizing the margins : Southeast Asian government policies for the development of minorities. Ithaca, Cornell University Press.

SALEMINK, 2000, « Sedentarization and selective preservation among the Montagnards in the Vietnamese Central Highlands » : 125-148, in J. Michaud (dir.), Turbulent times and enduring peoples : mountain minorities in the South-East Asian massif. Richmond, Curzon

TURNER, S., 2013, Red Stamps and Gold Stars : Fieldwork Dilemmas in Upland Socialist Asia. Vancouver, UBC Press.