Depuis près d’une décennie, les frontières du Cameroun sont le théâtre de trois conflits armés qui ont provoqué des déplacements forcés massifs à l’intérieur de ce pays d’Afrique centrale : 1) à partir de 2003, des bouleversements ne cessent de raviver la guerre civile et les violences pastorales et religieuses en Centrafrique (Chauvin 2018) ; 2) depuis 2014, l’insurrection de Boko Haram s’est étendue dans l’extrême nord du pays (Kadje 2016) ; 3) en 2016, une crise civile a éclaté dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest (Keutcheu 2021). Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) estime que le Cameroun « accueille environ deux millions de personnes relevant de [s]a compétence, dont un million de personnes déplacées à l'intérieur du pays [et] 460 000 réfugiés et demandeurs d'asile ». Des interventions ont ainsi été déployées pour répondre à cet afflux migratoire. Or, ces migrants forcés sont distincts en termes de droit international et de statut, ce qui implique qu’ils soient catégorisés et pris en charge à l’aune de diverses mesures administratives, légales et politiques mondialement normalisées (Glasman 2017). Cet enjeu m’a amenée à me demander comment les acteurs humanitaires concilient l’assistance des réfugiés et des personnes déplacées internes (PDI) au Cameroun et donc, quels effets produisent les processus de catégorisation et d’identification sur ces derniers.

Un gouvernement humanitaire ?

Avant mon terrain, il m’apparaissait important de faire état de l’intégralité des relations entre les différents acteurs humanitaires afin de bien comprendre les effets du cadre normatif international sur le contexte humanitaire camerounais. J’avais constaté que peu d’études s’étaient penchées sur l’élaboration globale du dispositif humanitaire, se concentrant plutôt sur l’aide destinée à l’une ou l’autre des trois crises. Pourtant, à l’échelle nationale, leur gestion s’avère imbriquée ; les interventions humanitaires répondent aux mêmes stratégies, acteurs et discours. Je m’étais donc intéressée aux réflexions sur la transformation de l’aide humanitaire en un appareil de pouvoir fonctionnant de manière globalisée. Agier (2008), Fassin (2011) ou encore Ticktin (2006) ont souhaité rendre lisible ce passage structurel en mobilisant deux concepts foucaldiens : le dispositif et la gouvernementalité. Selon leurs travaux, l’aide humanitaire serait, d’une part, un dispositif mondial comportant de multiples dispositifs qui investissent et régulent de manières distinctes les lieux et leurs acteurs. D’autre part, l’humanitaire agirait comme un gouvernement dont le pouvoir « gestionnaire » participe autant aux relations globales de domination qu’au souci d’assurer la survie et le bien-être des populations en souffrance.

C’était donc pour cerner, entre autres, cette conceptualisation de l’aide humanitaire que j’ai opté pour une double ethnographie en réseau (Atlani-Duault 2005) et multisituée. Au cours de l’été 2022, je me suis rendue dans trois régions du Cameroun et, lentement mais sûrement, ai intégré différentes organisations humanitaires internationales (OHI).

28 juillet 2022, Douala, Cameron (extrait du journal de bord)

Le soleil vient de se lever sur Douala, chef-lieu de la région du Littoral. L’humidité est écrasante en cette fin du mois de juillet. Ma bouillie de maïs à peine avalée, je suis déjà sur la mototaxi en direction du Field office du HCR. Après m’être enregistrée à l’entrée, je monte à l’étage pour prendre place dans la salle de conférence où doit se tenir une réunion de coordination d’un projet dédié aux réfugiés « urbains », entre les bureaux du HCR de Douala et de Yaoundé (à distance), deux OHI et des leaders réfugiés.

Je suis la première arrivée, mais suivie de près par une employée de l’une des OHI, puis d’un leader qui la blâme : « C’est à cause de vous si on est ici aujourd’hui! » Il fait référence au fait que le HCR a demandé de tenir cette réunion pour repenser la méthode de ciblage du projet qui n’aurait pas été bien fait par les leaders. Trois employés du HCR arrivent et connectent la salle au bureau de Yaoundé pendant que nous rejoignent les autres. Yaoundé prend la tête de la réunion et explique que, même si Douala a déjà revu sa méthode, il faut refaire les comités de ciblage avec plus de transparence, ce qui nécessite d’impliquer toutes les parties prenantes : bénéficiaires, leaders réfugiés, partenaires humanitaires. Douala est frustré par la volonté de contrôle et la perte de temps occasionnée par Yaoundé, qui se défend en spécifiant que « partager le processus et avoir un droit de regard plus large sur ceux qui seront sélectionnés permet de mieux valoriser les opportunités offertes ».

Tout au long de la réunion, la tension demeure palpable. Des problématiques d’exclusion basée sur les critères de sélection sont soulevées, des difficultés de diffuser l’information parmi toute la population réfugiée sont pointées du doigt, et des leaders s’insurgent des critiques des OHI sur leur « manque de transparence » dans la sélection et de la fausse prudence du HCR qui serait surtout intéressé à ne pas recevoir de plaintes. Ils reviennent sur « l’obsession » des humanitaires pour les nationalités. Dans ce projet, les Centrafricains doivent représenter 50%, alors que les Tchadiens, 25%, les Congolais, 15%, les Nigérians, 5% et les autres, 5%.

Après la réunion, les dents grincent autant que les ventres grondent. Nous descendons dans la cuisine où nous attend du poisson frit avec sauce tomate et manioc. La discussion tourne autour du travail. L’un des employés parle des erreurs d’identification lors de la saisie des données dans le logiciel ProGres en soulevant qu’il a failli mégenrer un enfant la veille. Tout le monde rit.

Je rejoins ensuite le bureau d’une coordonnatrice afin de réaliser un entretien semi-dirigé. Elle semble encore exaspérée de la réaction des leaders lors de la réunion, dont elle me résume la raison de la tenue : « nous avons donné trop de liberté aux réfugiés, qui en ont profité pour choisir leurs amis. » Le besoin de décentraliser l’assistance frictionne donc toujours avec un certain contrôle de la part des humanitaires. Durant l’entretien, nous discutons de la place qu’occupent les PDI dans les programmes actuels du HCR au Littoral, soit une place infime. Si l’essentiel de ses ressources est destinée aux réfugiés, le HCR commence à soutenir des initiatives pour les PDI par l’intermédiaire d’ONG locales. Or, les PDI du Littoral n’attirent pas l’attention des bailleurs de fonds internationaux. Ce manque de financement pousse les humanitaires à développer des programmes mixtes où une partie des quotas est réservée aux PDI ou alors, bien souvent, à prioriser – sans en faire part aux bailleurs, voire au country office – les PDI dans les quotas destinés à la population hôte.

L’heure file dans ce bureau climatisé. Je dois toutefois le quitter puisque j’ai planifié une rencontre, en fin d’après-midi, avec une réfugiée centrafricaine pour recueillir son récit de vie. Je profite du 4x4 du HCR pour me rendre à un Centre de Promotion de la Femme et de la Famille. Arrivée, je rencontre d’abord la directrice qui me parle du programme financé par ONU Femmes dont il est bénéficiaire. Elle m’explique que c’est elle qui a la responsabilité de sélectionner les bénéficiaires PDI, contrairement aux réfugiés, et que, faute d’un système standardisé d’identification, elle s’est basée sur ses relations et peu sur les critères de vulnérabilité. Elle a ainsi sélectionné trois femmes PDI : l’une était une connaissance, l’autre une femme au foyer et la troisième s’est avérée ne pas être une PDI mais simplement une Camerounaise du Littoral ayant habité au Nord-Ouest avant la crise. Dans la salle de couture attenant son bureau, une femme fière vêtue d’une robe blanche et dorée qu’elle a sans doute confectionnée m’attend. Sans tarder, c’est elle qui commence le récit de son exil dans lequel une phrase m’accroche : « Le HCR est comme Dieu! »

Réflexion

Cette incursion dans mon journal de bord illustre une partie de ce qui était en train de s’accomplir au cœur des situations dans lesquelles je me suis retrouvée. Cette journée d’ethnographie est à l’image de plusieurs autres qui m’ont amenée à prendre du recul vis-à-vis de la théorie qui m’avait occupé l’esprit et, en quelque sorte, à déconstruire l’obnubilation pour la Dark anthropology qui m’avait certainement gagnée (Ortner 2016). En demeurant « au plus proche du savoir de l’enquête », mon regard s’est réorienté sur les relations multiples que j’observais, soit les changements d’attitudes parfois contradictoires, parfois coopératives de tous les acteurs en fonction des contextes d’interaction, plutôt que sur la régulation et ledit pouvoir des humanitaires sur les migrants forcés (Agier 2013, 121; Gluckman 1940).

Ainsi, à travers les liens, relations et tensions entre les différents acteurs présents et absents, j’en suis venue à relativiser la propension gouvernementale du dispositif humanitaire. En l’occurrence, les réalités du terrain humanitaire poussent les acteurs à s’adapter aux situations concrètes et, en quelque sorte, à adapter les situations pour conserver un certain équilibre « pratique » au détriment, bien souvent, des cadres et discours issus de l’international. Si les enjeux de pouvoir ne disparaissent pas, en particulier ceux induits par les bailleurs de fonds, ils tendent à s’atténuer ou à se reconfigurer. À cet égard, une légitimation de l’action discrétionnaire s’est souvent élaborée autour de l’idée, selon des employés interrogés, que le « terrain permet la flexibilité » ou bien d’une inévitable « tropicalisation du modèle humanitaire ». La gouvernance locale de l’aide humanitaire se rapprocherait alors de ce que Cullen Dunn (2012, 2) a défini comme une adhocracy, soit le règne, aux différentes échelles interventionnelles et décisionnelles, des reconceptualisations, adaptations et improvisations dans l’ombre du dispositif global.

Confronté aux limites de l’humanitaire et aux interactions quotidiennes qui le fondent, mon terrain a finalement remis en cause la pertinence de faire une « monographie » du dispositif national ou une représentation figée et déconnectée d’un phénomène qui en est tout le contraire.

Références

Agier, M. (2013). La condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire. La Découverte.

Agier, M. (2008). Gérer les indésirables : Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire. Flammarion.

Atlani-Duault, L. (2005). Au bonheur des autres : anthropologie de l’aide humanitaire. Société d’ethnologie.

Chauvin, E. (2018). La Centrafrique, ventre mou de l’Afrique centrale. La recomposition des échanges régionaux par la guerre. Afrique contemporaine, 3-4(267-268), 89-111.

Cullen Dunn, E. (2012). The Chaos of Humanitarian Aid: Adhocracy in the Republic of Georgia. Humanity Spring, 1-20 du PDF.

Fassin, D. (2011). Policing Borders, Producing Boundaries. The Governmentality of Immigration in Dark Times. Annual Review of Anthropology, 40, 213-226.

Glasman. J. (2017). Seeing Like a Refugee Agency: A Short History of UNHCR Classifications in Central Africa (1961–2015). Journal of Refugee Studies, 30(2), 337-362.

Gluckman, M. (1940). Analysis of a Social Situation in Modern Zululand. Bantu Studies, 14, 1-30.

Kadje, D. (2016). Acteurs et instruments dans la lutte contre Boko-Haram : Trajectoires Camerounaise et Nigériane. Sens public.
https://doi-org.acces.bibl.ulaval.ca/10.7202/1044395ar

Keutcheu, J. (2021). La crise anglophone : entre lutte de reconnaissance, mouvements protestataires et renégociation du projet hégémonique de l’État au Cameroun. Politique et Sociétés, 40(2), 3–26.

Ortner, S. B. (2016). Dark anthropology and its others: Theory since the eighties. HAU: Journal of Ethnographic Theory, 6(1), 47-73.

Ticktin, M. (2006). Where Ethics and Politics Meet: The Violence of Humanitarianism in France. American Ethnologist, 33(1), 33-49.