Danser son terrain : entre appréciation culturelle et appropriation culturelle
Mon projet de recherche intitulé : Comment les Polynésiens et les Polynésiennes vivant dans la région de Montréal affirment-ils leur identité polynésienne, notamment à travers la danse et en particulier lors d’événements de type Heiva ? Il porte principalement sur la danse tahitienne ou ‘ori Tahiti au sein de la communauté polynésienne de Montréal. Lors de mon séjour sur le terrain parmi des personnes originaires de Polynésie française, un territoire d’outre-mer français, j’ai été confrontée à une notion que je n’avais pas considérée lors de la conception de mon projet. Ainsi, les participants à ma recherche (8 hommes et 17 femmes) me parlaient souvent d’appréciation culturelle, en distinguant cette notion de celle d’« appropriation culturelle ». L’importance de celle-ci pour les personnes rencontrées m’a poussée à réfléchir aux différentes implications de l’appréciation culturelle sur ma recherche avant, durant et après mon terrain, tant sur le plan scientifique que sur le plan personnel, ainsi qu’aux défis qu’elle a posés.
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La notion d’« appréciation culturelle » me fut présentée comme un antidote à l’appropriation culturelle qui touche la danse tahitienne de plusieurs façons dans un contexte où la danse ne fait que gagner en popularité à travers le monde. En réaction à cette situation, en 2017, le gouvernement de la Polynésie française a d’ailleurs développé une fiche d’inventaire de ce patrimoine culturel immatériel en vue d’en obtenir la protection de l’UNESCO, car sur les 56 000 danseurs recensés à travers le monde, seulement 5 000 environ seraient originaires de la Polynésie française (Pomare Pommier 2017 : 2). En 2018, un dossier de candidature du ’ori Tahiti au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO fut ainsi présenté au comité du patrimoine culturel ethnologique immatériel français. Il ne fut malheureusement pas retenu cette fois par le président de la République française qui a le dernier mot sur les dossiers présentés par la France à l’UNESCO.
La notion d’« appropriation culturelle » fut d’abord utilisée dans les années 1990 pour définir l’usage irrespectueux de certains éléments des cultures autochtones par les allochtones en Amérique du Nord. Ensuite, l’usage s’est généralisé à d’autres cultures, notamment dans le milieu artistique (Mèmeteau 2016). James Young et Conrad Brunk, dans leur ouvrage The ethics of cultural appropriation (2009), la définissent ainsi comme une sorte de préjudice, « an attack on the viability or identity of culture or their members. Appropriation that undermines a culture in these ways would certainly cause devastating and clearly wrongful harm to members of the culture » (Young et Brunk, 2009 : 5).
Il me fut cependant parfois difficile de faire la différence entre la notion d’« appropriation culturelle » et celle d’« appréciation culturelle », sur laquelle insistent les participants à ma recherche. Ce que je retire des échanges avec eux est que l’appréciation culturelle se traduit par un intérêt porté envers une culture ou une pratique culturelle autre dans le respect de son historicité et dans la connaissance des enjeux sociaux, identitaires, voire politiques, la concernant. J’ai compris qu’elle implique aussi d’identifier les raisons personnelles qui nourrissent cet intérêt et d’y réfléchir afin de s’engager dans la pratique le plus honnêtement et pleinement possible. La notion implique donc de faire preuve de réflexivité.
Malgré tout, il peut être difficile de faire la différence entre les deux notions et d’en saisir toutes les implications dans le feu l’action. Durant la période de mon pré-terrain, j’ai compris que les implications se situaient principalement sur le plan de la documentation. Ainsi, je cherchais à trouver le plus de références possibles sur le sujet pour être sûre de bien comprendre, de ne rien oublier de ses diverses dimensions et que je possédais des connaissances solides à leur sujet. Mais aussi que j’étais au courant des « subtilités » de leur culture et des événements ayant marqué leur histoire. Ainsi, je me suis efforcée de bien comprendre la période qualifiée par des chercheurs comme l’anthropologue Bruno Saura (2008) de « renouveau mā’ohi » qui marqua le milieu de la danse à partir des années 1950. Cette période fut celle d’une revitalisation, mais surtout d’une réappropriation par les Mā’ohi ou Polynésiens de certaines pratiques de la culture polynésienne présentes avant le contact avec les Européens. Du point de vue personnel, je vivais cela comme une continuation de l’expérience vécue lors d’un échange étudiant à l’Université de la Polynésie française dans le cadre de mes études de baccalauréat en anthropologie.
Bien que j’aie ressenti une sorte d’enthousiasme lors de mes recherches de terrain, je sentais aussi une forme d’angoisse qui se rapprochait en quelque sorte du syndrome de l’imposteur. Après réflexion, je constate que ces doutes provenaient principalement de la crainte de n’être perçue comme une autre étudiante-chercheuse faisant son parcours universitaire à leurs dépens et s’appropriant des connaissances et des expériences en offrant très peu en retour. J’ai été rassurée une fois sur le terrain par les participants à ma recherche qui m’ont expliqué que le principal est de savoir si l’on a un réel intérêt d’apprendre toutes les dimensions d’une pratique culturelle et de faire l’effort de donner de sa personne pour comprendre, montrant ainsi son appréciation culturelle.
Lors de mon enquête sur le terrain, pour approfondir mes connaissances, en plus d’entretiens semi-dirigés menés principalement avec des danseuses (15), je souhaitais observer et participer aux trois pratiques de danse de la troupe Raihiva (Photo 1), qui est dirigée par deux membres de la communauté polynésienne, ainsi qu’aux deux pratiques de l’école de danse Ma’ohi no Tanata (Photo 2), qui est dirigée par une personne extérieure à la communauté. À nouveau, je craignais que cela soit perçu comme une appropriation culturelle par les membres de la communauté polynésienne, dans un contexte où la pratique de la danse tahitienne gagne en popularité à l’international et où plusieurs misent sur l’exotisme ou même l’érotisme de la danse sans comprendre son histoire et ses différentes dimensions (Baré 2010 : 146 ; Kahn 2011 : 147-152). Ayant exprimé mes craintes, on me rassura à nouveau. Mes interlocutrices ne voyaient pas ma présence comme une forme d’appropriation culturelle, bien qu’elles soient curieuses du fait que je m’intéresse à elles et à leur art. Dès que je mentionnais aux membres de la communauté que je dansais et que je participais aux différents événements, ils se montraient enthousiastes envers ma recherche et exprimaient même de façon spontanée le désir d’y participer. Ma présence ne semblait donc pas perçue comme étant intrusive dans l’optique d’une appropriation de leurs savoirs, mais comme une appréciation de leur culture.
Cet accueil peut paraître anodin, mais il ne l’est pas, car plusieurs participants à ma recherche étaient très irrités par les personnes, provenant principalement du dehors de la communauté, qui se disaient légitimes pour enseigner la danse et même simplement pour la pratiquer sans que les conditions jugées nécessaires pour le faire soient réunies. Ces conditions supposaient d’apprendre de professeurs reconnus au sein de la communauté des danseurs polynésiens ou d’avoir pris certaines précautions pour éviter de reproduire des stéréotypes relativement à la danse et, surtout, de les exploiter commercialement ou en échange d’avantages. Selon plusieurs participants, c’est dans ces circonstances que l’appropriation culturelle se produit puisqu’est absent le respect culturel et artistique pour cette forme d’expression collective héritée des ancêtres.
Maintenant que mon terrain est terminé, je constate que ces défis sont en quelque sorte encore plus présents, car les risques de tomber dans l’appropriation culturelle augmentent, du fait d’une certaine distance qui s’établit nécessairement avec le terrain. En effet, l’étape de l’analyse et de la rédaction, pendant laquelle je cherche comment faire sens de mes données, dont font partie mes impressions et mon ressenti, en lien avec un cadre théorique particulier, est très délicate. Je crois donc qu’il est important de garder le contact avec les participantes à ma recherche et de partager mes analyses avec les membres de la communauté des danseurs pour m’assurer d’éviter des erreurs d’interprétation et pour rester fidèle à leurs préoccupations, un gage d’un engagement honnête et entier de ma part avec la pratique. Il me faut aussi inclure des détails sur mon expérience dans l’analyse, car celle-ci a grandement influencé la manière dont les données ont été collectées, analysées et sélectionnées, et ainsi faire preuve de réflexivité, mais également d’engagement avec la danse et les danseurs. Par exemple, le fait que j’aie dansé de façon quotidienne à Montréal dans des groupes particuliers affecte mon analyse de la danse tahitienne parce que mon expérience ne correspond pas à celle des autres danseuses et à ce qui est mentionné dans les textes scientifiques. Ainsi, je me dois de bien décrire mon expérience et mon ressenti pour illustrer le mieux possible ma position en tant qu’étudiante-chercheuse. Sur le plan personnel, il est important que je sois honnête quant aux émotions et sentiments que j’ai vécus puisqu’ils influencent l’appréciation culturelle de la danse et plus généralement de la culture polynésienne et la lecture que je vais en faire.
Pour conclure, l’appréciation culturelle pose de nombreux défis sur le terrain, car elle oblige le chercheur ou la chercheuse à continuellement se questionner sur les raisons de son projet avant, pendant et après la période du terrain et à être dans un échange ou un dialogue constant avec les participants à la recherche dans une sorte de processus collaboratif où les participants prennent parfois, sinon souvent, l’initiative des questions et des orientations à prendre sur le terrain. Ainsi, je devais toujours me remettre en question et m’expliquer auprès d’eux sur les raisons de ma présence et de mon lien avec la Polynésie française lors des nouvelles rencontres. Cela était, aux yeux des participants à ma recherche, le gage de validité de celle-ci ainsi qu’une sorte de protection contre un usage dommageable des savoirs et façons de faire qu’on a bien voulu me partager. Bien que ce processus puisse paraître fastidieux, je crois qu’il a grandement aidé à l’accueil positif que j’ai reçu de la part de la communauté polynésienne de Montréal et m’a permis d’appréhender la pratique de la danse tahitienne dans toutes ses dimensions et avec tout mon être. Ainsi, j’ai pu avoir une meilleure compréhension de ce que des Polynésiens ont appelé « l’essence culturelle » du ’ori Tahiti en m’y initiant moi-même, en particulier lorsque j’ai réussi à être réellement ancrée dans mon corps et dans l’instant présent, comme me le suggéraient mes enseignantes, sans toujours penser aux notions théoriques de la danse. Selon certaines participantes à la recherche, il s’agissait de réussir à ressentir l’énergie ancestrale, le mana, qui est présent sous plusieurs formes, notamment dans la pratique de la danse. Cependant, comme l’ont aussi souligné les participants à ma recherche, l’appréciation culturelle peut s’exprimer de différentes manières et ses défis sont propres à chaque personne et à chaque terrain. Finalement, je pense en tout cas qu’y être attentive reste un excellent moyen de contrer l’appropriation culturelle qui peut se produire, même sans le vouloir, lors de l’analyse et de la rédaction si l’on ne prend pas le temps de se questionner et de discuter avec les membres de la communauté étudiée. C’est d’ailleurs aussi une façon de s’assurer que le travail réalisé sera utile à la communauté, à tout le moins pour avoir permis à ses membres de participer à un processus réflexif les amenant à réfléchir à leur engagement avec une pratique ancestrale d’une grande importance sur les plans tant socioculturel que politique. Le ‘ori Tahiti fut en effet partie prenante du mouvement de renouveau et d’affirmation culturel dès ses débuts. Il est un outil important pour faire mieux connaître le pays en France et à l’étranger, ce qui ne manque pas de générer des retombées économiques, notamment sur le plan du tourisme. Il est aussi pour les nouvelles générations au cœur de processus créatif et d’engagement positif avec le monde moderne à travers l’exploration de nouvelles formes d’expressions corporelles et musicales, en dialogue avec le patrimoine hérité des ancêtres.
Date du terrain: août à novembre 2022
Direction de recherche: Natacha Gagné
Programme d'études: maîtrise en anthropologie
Bibliographie
BARÉ, J.-F., 2010, « L’identité au miroir de Tahiti », L’Homme, 194 : 139-155.
KAHN, Miriam, 2011, Tahiti Beyond the Postcard : Power, Place, and Everyday Life. Seattle, Unviersity of Washington Press.
MÈMETEAU, R., 2016, « Touche pas à ma musique ! Controverses sur l’appropriation des cultures minoritaires», Revue du Crieur, (4) : 48-57.
POMARE POMMIER, T., 2017, « Le ‘Ori, pratique artistique, sociale et culturelle de Tahiti et des îles de la Société », Fiche d’inventaire du Patrimoine Culturel Immatériel, Polynésie française, Pape’ete.
SAURA, Bruno, 2008, Tahiti Mā’ohi : culture, identité, religion et nationalisme en Polynésie française. Pirae, Au vent des îles.
YOUNG, J. O. et C. B., BRUNK, 2009, « Introduction » : 1-10, in J. O. Young et C. G. Brunk (dirs.), The Ethics of Cultural Appropriation. Chichester, Wiley-Blackwell.