Des constats aux reconfigurations. Saisir les enjeux environnementaux et énergétiques
Cette recherche de maîtrise porte sur les enjeux socio-environnementaux et sur les luttes citoyennes entourant différents projets éoliens dans l’Alt Empordà (Catalogne, Espagne). J’ai séjourné dans cette région de septembre à la fin novembre 2021, et je me suis principalement intéressée aux personnes mobilisées au sein de deux groupes de contestation ayant émergé pour s’opposer aux projets éoliens. Cette expérience de terrain m’a amené à différents constats qui ont profondément modifié mon objet de recherche et l’idée que je me faisais des conflits environnementaux et énergétiques. Ce billet de blogue traite de ces constats.
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La région de l’Alt Empordà a connu des luttes environnementales importantes autour nombreux enjeux (Nuss-Girona et al. 2020), notamment contre les lignes à très haute tension et les parcs éoliens. En effet, par le passé, divers groupes sont nés pour s’opposer à l’extension des lignes à très haute tension (MAT) sillonnant l’Alt Empordà pour rejoindre le nord de la France (Castaer i Vivas et Pinetella 2013; Segui Brunet 2018). La question de l’implantation d’éoliennes, pour sa part, fut l’objet de nombreuses mobilisations sociales depuis la fin des années 1990; première période durant laquelle il est possible d’observer un déferlement de propositions de projets de parcs éoliens. Un groupe de contestation est d’ailleurs né durant cette période (Serrano 2017) : l’Association Respectem l’Albera (ARA) dénonçait les projets éoliens en raison de leurs impacts négatifs sur les qualités naturelles, culturelles et environnementales de la région (Castaer i Vivas et Pinetella 2013; Serrano 2017). Ces deux précédents m’avaient donc amené à construire mon projet de recherche sur les lignes à très haute tension et les parcs éoliens.
En 2021, au moment de mon terrain, deux groupes de contestations étaient nés en réponses à l’annonce de projets éoliens. D’un côté, des citoyens et citoyennes s’opposaient à un projet de parc éolien marin qui prévoyait initialement 84 éoliennes flottantes (IAEDEN 2021a) et dont la zone affectée se situerait à proximité de nombreux espaces protégés tels que le Cap de Creus [Photo 1] et les Parc Naturel des Aiguamolls [Photo 2]. De l’autre, un groupe de personnes dénonçait plusieurs propositions de projets éoliens situés à proximité les uns des autres : un total de dix parcs, pour une somme supérieure à 60 éoliennes [Photo 3], qui se situeraient sur les pourtours de l’Espace d’Intérêt Naturel du Massif de l’Albères [Photo 4] (IAEDEN 2021b).
Au terme de mon séjour, un total de 16 entretiens semi-dirigés furent effectués avec des membres de ces deux groupes de contestation, mais également avec des personnes faisant partie d’une association environnementale historique née il y a plus de 40 ans dans l’Alt Empordà, et qui offre à ces deux autres groupes, de l’appui et des conseils (Nuss-Girona et al. 2020). Bien que ces personnes soient associées à l’un ou l’autre de ces groupes, elles ont tout de même des profils très diversifiés : certaines sont issues de l’industrie du tourisme, certaines du milieu agricole, certaines sont maires ou encore des membres des gouvernements locaux, d’autres sont des chercheuses et chercheurs issus de diverses disciplines ou encore des militants ou militantes de longue date. Les entretiens – ainsi que les divers événements (manifestations, débats publics, séances d’informations, rencontres d’association) où j’ai pu faire de l’observation participante – furent l’occasion de discuter des inquiétudes des personnes mobilisées face à ces projets, de leurs espoirs pour le futur de la région et, plus largement, de leur rapport au territoire de l’Alt Empordà. Les informations récoltées me permettront de comprendre comment ces mobilisations participent à remettre en question les imaginaires de l’énergie propre et de la transition énergétique.
« Qui ? » et « Où ? » : des réponses évidentes?
Bien que j’avais cultivé cette impression via la consultation des journaux locaux depuis le Québec, à mon arrivée j’ai constaté que la question des lignes à très haute tension n’était plus d’actualité. Du moins, dans la mesure où les mobilisations en cours sur le territoire ne concernaient plus de manière spécifique les MAT. Si je pris alors la décision d’écarter les questions à propos des lignes à très hautes tensions de mon guide d’entretien, je me suis surprise à entendre certaines des personnes participantes aborder les mobilisations autour des lignes à très haute tension lors de nos rencontres afin d’exemplifier les agressions passées qui ont eu lieu sur le territoire ou encore pour me parler d’autres luttes auxquelles elles avaient participé.
Plus encore, à travers mes discussions, mes interlocuteurs et interlocutrices soulignaient que les parcs éoliens ravivaient également la possibilité de nouvelles lignes à très haute tension. Car un élément – cela me semble aujourd’hui évident – m’avait échappé : les parcs éoliens auront besoin de lignes à très haute tension pour rejoindre le réseau énergétique centralisé existant. La construction d’une ligne à très haute tension au milieu des années 2010 – contre lesquelles un nombre substantiel de personnes s’étaient d’ailleurs opposées (Castaer i Vivas et Pinetella 2013) – constituait le précédent infrastructurel nécessaire à l’implantation de futurs parcs éoliens. C’est-à-dire que la MAT rendait la région apte à « absorber » les projets éoliens; au sens qu’elle était en mesure de transporter et distribuer l’électricité vers les points de consommation.
Ainsi, ce constat m’a rapidement amenée à comprendre que les parcs éoliens ne touchaient pas seulement les personnes vivant à proximité des parcs éoliens eux-mêmes, mais aussi celles qui seraient touchées par les infrastructures périphériques, dont les lignes de transport électriques. Dans le cas du parc éolien marin, par exemple, ce ne sont pas seulement les municipalités situées en bordure du Golf de Roses qui s’opposaient à ce projet, mais aussi toutes les personnes qui seraient touchées par les structures qui reliraient le futur parc éolien au réseau électrique. Peu à peu, à mesure qu’une réflexion sur l’étendue des infrastructures qu’implique un parc éolien faisait son chemin, venaient à moi des questions que je croyais avoir déjà résolues lors de l’écriture de mon projet de recherche. Plus précisément, je me suis à nouveau interrogée sur la façon adéquate de définir la « circonscription spatiale » (Cefaï 2013 : 24) de l’enjeu énergétique et environnemental, mais aussi sur comment identifier la population concernée par la recherche.
Concrètement, les possibles lignes électriques auraient des impacts économiques importants puisqu’elles hypothèqueraient une bande de terres cultivables et cultivées, mais aussi des impacts paysagers bien au-delà des éoliennes qui se trouveraient dans le Golf des Roses elles-mêmes. À cette remise en question sur les périmètres de ma recherche qui s’effectuait, une autre réalisation m’engageait aussi à modifier mon terrain : le parc éolien marin dans le Golf des Roses n’affecterait pas seulement les habitants et habitantes de l’Alt Empordà. Il affecterait aussi ceux et celles du Baix Empordà, c’est-à-dire sa région voisine, située au sud. Il est apparu alors impossible de comprendre les enjeux énergétiques et socio-environnementaux en cours en tronquant le regard sur la situation spatiale réelle; c’est-à-dire en niant la participation de personnes se situant en dehors de la zone administrative préalablement déterminée lors de l’élaboration du projet de recherche ou encore en ne prenant pas en compte l’ensemble des infrastructures énergétiques. En somme, j’ai dû me « plier aux conditions particulières du terrain » (Poupart 1981 : 46, dans Deslauriers et Kérisit 1997 : 108).
Réflexions et conclusion
Les éléments présentés ci-haut visent simplement à illustrer comment les périmètres de ma recherche furent amenés à être modifiés par divers constats quant à la forme que prenait l’enjeu énergétique et environnemental lui-même; tant en ce qui a trait aux zones impliquées qu’aux populations que j’imaginais au départ comme affectées ou concernées par les parcs éoliens. Autrement dit, si j’avais, d’une part, consciemment écarté la question des lignes à très haute tension pour la raison mentionnée plus haut, la réintroduction de cet élément m’a amené à situer les parcs éoliens non pas comme des entités séparées ou circonscrites, mais plutôt comme s’inscrivant dans un ensemble d’infrastructures énergétiques qui les lient historiquement et matériellement l’Alt Empordà au reste de la Catalogne, de l’Espagne, et même de l’Europe. Ce constat m’amena, plus tard, à réfléchir aux entrelacements des différents régimes énergétiques (gaz, pétrole, charbon, nucléaire), qui cohabitent en Catalogne – comme ailleurs dans le monde – et qui sont liés par ce réseau centralisé via les lignes à très haute tension.
Ce récit sur les modifications que j’ai apportées illustre simplement que les objets de recherche ne peuvent pas « être délimités et circonscrits en amont » (Morovich 2017 : 43). Pour citer l’anthropologue Gérard Althabe, « l’ethnologue est confronté à une situation empiriquement constituée (le terrain) qui est le produit d’un découpage social […]. Il doit s’interroger constamment sur la pertinence de cette perspective, c’est-à-dire finalement la réalité étudiée, et la réponse ne sauraient être élaborées que dans le cours de l’enquête » (1990 : 3, dans Morovich 2017: 43). Même une fois rentrée au Québec, au courant de la période d’écriture, des événements politiques et économiques sont à nouveau venus transformer l’enjeu : la modification de lois importantes encadrant les projets éoliens proposés (Generalitat de Cataluña 2021), des modifications dans la forme des projets eux-mêmes par les compagnies, ou encore la guerre en Ukraine qui a créé des pressions sur les situations énergétiques des pays membres de l’Union européenne. Cela m’amène également à réfléchir aux limites temporelles de la recherche et du terrain.
Enfin, il semble possible de conclure que mon terrain m’a amené dans des avenues insoupçonnées. J’ai été en mesure d’explorer diverses ramifications de ces luttes en abordant des thématiques aussi diversifiées que les objectifs européens en matière de transition énergétique, les divers modes de productions d’énergie en Espagne, la question de la justice et de l’équité territoriale dans la répartition des infrastructures, le prix de la lumière et la pauvreté énergétique ou encore la corruption de l’État espagnol vis-à-vis ce que mes participants et participantes nomment « l’oligopole énergétique ». Ces différents aspects seront au cœur du mémoire que je m’apprête à déposer au courant de l’hiver 2023 et qui aura pour titre : « Si, pero no pas així » : pratiques, discours et mobilisations citoyennes contre les parcs éoliens dans l’Alt Empordà (Catalogne, Espagne). Le slogan « Si, pero no pas així » ou, en français, « Oui, mais pas comme cela » – dont le titre de mon mémoire fait l’usage – est imprégné du désir d’une transition vers les énergies renouvelables dont me font part les participants et participantes à la recherche, tout en refusant le modèle d’implantation, le manque de vision pour le futur et l’absence d’une véritable planification par les gouvernements. Ce slogan porte toute la nuance nécessaire à la compréhension de la transition énergétique, ainsi que toute la prudence et la complexité qu’engendre son enracinement.
Programme : Maitrise en Anthropologie
Dates du terrain : Septembre à novembre 2021
Direction de recherche : Sabrina Doyon
BIBLIOGRAPHIE
ALTHABE, G., 1990, « Ethnologie du contemporain et enquête de terrain », Terrain, 114 : 126-131.
CASTER i VIVAS, M., et M., PINETELLA, 2013, « Débats et conflits territoriaux dans l’espace catalan transfrontalier », Sud-Ouest européen, 35 : 57-67.
CEFAÏ, D., 2013, « Qu’est-ce que l’ethnographie ? Débats contemporains », Persona y sociedad, 27, 1 : 1-30.
DESLAURIERS, J.-P. et M. KÉRISIT, 1997, « Le devis de recherche qualitative » : 85-112, in J. Poupart et al., La recherche qualitative : enjeux épistémologiques et méthodologiques. Montréal, Gaëtan Morin éditeur.
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MOROVICH, B., 2017, Miroirs anthropologiques et changements urbains. Qui participent à la transformation des quartiers populaires? Paris : L’Harmattan.
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SEGUI BRUNET, E., 2018, « La lluita del territori contra la MAT » : 249-252, in Masanés, C. et al. (eds.), Escola de radicals. Quaranta anys defensant el territori a l’Empordà. Figueres: Brau Edicions.
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