Détours inespérés dans un contexte de terrain ethnographique en territoire « assiégé »
Haïti n’a pas toujours été un terrain facile pour des recherches anthropologiques. Bien avant la pandémie de COVID-19 et jusqu’à cet automne 2023, ce pays connait une situation pénible de guerres entre groupes civils armés produisant comme conséquence des enlèvements, des meurtres, des incendies et la délocalisation massive des ménages (Neptune 2023). De telles activités forcent souvent certains chercheurs à « battre en retraite », alors que d’autres peinent à mener à bien leurs travaux (Mandache 2020). D’une manière ou l’autre, l’enquête de terrain est mise à l’épreuve dans un tel contexte. Les habitants du territoire le sont aussi, comme à la Croix-des bossales où les résidents sont livrés à eux-mêmes et pris dans un engrenage qui les contraint à composer avec les nouveaux agents ou à se déplacer.
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Ma recherche a été réalisée dans un contexte très difficile, marqué par un niveau de violence auquel les riverains étaient forcés de s’adapter. Croix-des-bossales est devenu un espace convoité par différents groupes rivaux de civils armés qui, la plupart du temps luttent pour le contrôle du territoire (Olivier 2020), qu’ils voient comme une source importante de revenus. Une grande majorité des utilisateurs du marché confient ne pas avoir d’autre choix que de constamment braver le danger pour s’y rendre car ce lieu constitue leur seul espace de gagne-pain. Sachant qu’une part importante des ménages, tant de la capitale que du reste du pays, tire sa subsistance d’une participation dans le secteur informel de l’économie haïtienne, ceux-ci vivent de ce qu’ils peuvent gagner de jour en jour. La précarité place ainsi ces ménages devant la difficile obligation de devoir traverser les territoires de ces groupes armés quotidiennement pour arriver à manger.
J’ai débuté officiellement mon terrain ethnographique sur le marché de la Croix-des-bossales le 27 mai 2022. Cependant, d’autres visites effectuées en 2019 dans le cadre d’un cours d’ethnographie donné à l’Université d’État d’Haïti ont permis d’observer des formes d’autorégulation et le tissage des rapports sociaux entre les marchands à la Croix-des-bossales. La visite suivante, qui a directement servi de pré-terrain dans le cadre de ma recherche doctorale intitulée « Enjeux de mise en récit de la Croix-des-Bossales comme lieu de mémoire de l’esclavage à Port-au-Prince : une perspective anthropologique » a eu lieu le 27 mai 2021. Croix-des-Bossales fut fondée au début du XVIe siècle. Elle est connue comme la plus grande porte d’entrée des personnes capturées depuis les côtes africaines vers la colonie de Saint Domingue (devenue Haïti), pour être vendues et mises en situation d'esclavage dans toute la colonie. Après l’indépendance d’Haïti en 1804, Croix-des-Bossales s’est transformée en un marché de fruits et légumes, en un lieu " où les femmes, les hommes et les enfants vendent tout, des peignes à cheveux aux crabes" (Pressley-Sanon 2018 : 47). C’est le lieu qui scellait la condamnation des captifs vers une vie qui ne leur appartenait plus. Pourtant, en dépit de l’importance fondamentale qu’il revêt dans l’histoire de la colonisation et l’esclavage à Saint-Domingue, le rôle qu’il joua dans la construction du roman national haïtien demeure encore peu connu, même plus de deux siècles après l’indépendance. Dans un livre publié à la fin du XVIIIe siècle, Moreau de Saint-Méry affirme que la Croix-des-Bossales est un des endroits où sont enterrés les captifs africains non baptisés, « les Bossales [1] » morts peu après leur arrivée (cité dans Pressley-Sanon 2018 : 48).
En vue de réaliser ma visite de pré-terrain ce 27 mai 2021, j’ai rejoint une équipe de terrain de l’organisation internationale VIVA RIO qui s’apprêtait à se rendre au quartier de la Saline pour préparer l’arrivée d’une délégation des Nations-Unies, de la Commission Nationale de Désarmement, Démantèlement et de Réinsertion (CNDDR), de l’ONG locale « Lakou Lape » et des agents de la Police Nationale d’Haïti. Le quartier de la Saline se trouve dans le voisinage immédiat du marché de la Croix-des-bossales, qui est situé dans la partie nord-ouest du centre historique de Port-Prince (Haïti) (Corvington 2007).
Mes observations sur ce marché visaient à comprendre les processus sociaux par lesquels la mémoire de l'esclavage est abordée et tissée dans la vie quotidienne dans ce lieu en raison de sa charge historique et mémorielle. Fasciné par la présence de ce lieu tant physique qu’imaginaire dans l’esprit collectif haïtien, je m’intéressais à étudier les discours construits dans l'histoire orale haïtienne autour de la Croix-des-Bossales et à identifier l'extension du terme « bossale » tel qu’il a rayonné dans l'imaginaire haïtien à partir de cet espace physique. Conséquemment, j’espérais articuler ces relations contemporaines entre Croix-des-Bossales et les récits historiques avec l'histoire orale haïtienne.
Connaissance du terrain : un atout majeur
Mes tous premiers contacts avec le site ont été de nature à m’approvisionner en produits alimentaires de toutes sortes, comme le font bon nombre de ménages vivant dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince. Au fil du temps, je devins curieux de savoir comment les interactions entre marchands, consommateurs et riverains contribuent à rendre vivant ce lieu-témoin de tellement d’horreurs depuis cinq siècles. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à organiser des visites académiques avec des étudiants de premier cycle de l’Université d’État d’Haïti dans le cadre d’une classe d’introduction à l’ethnographie.
Parfois, être un étranger et mener des recherches en Haïti peut être bénéfique en raison du fait que les Haïtiens sont généralement très accueillants envers les étrangers, peu importe d’où ils viennent. Toutefois, dans ce contexte précis de guerre de groupes civils armés pour le contrôle de territoire (Olivier 2020), être de nationalité haïtienne, l’avantage de la langue et ma connaissance du terrain ont été bénéfiques pour moi dans le sens que cela m’a permis d’établir la confiance plus aisément avec le groupe qui contrôle ce territoire dans lequel se situe le marché. En me présentant en tant qu’enseignant à l’Université d’État d’Haïti et justifiant mes habitudes de fréquentation du site, a permis à mes facilitateurs de m’indiquer comment avoir accès au site.
Adaptation du terrain à la nouvelle réalité
Pour recruter les répondants, j’ai fait usage des plateformes numériques et différentes autres voies, tel que prévu au départ. Par exemple, une partie de mes enquêtés a été recrutée par la technique de la boule de neige (ou par le biais d'intermédiaires - en particulier les anciens gestionnaires de marchés avec qui je suis déjà en relation) en indiquant le profil défini par le canevas de la recherche. Sachant que j’ai mobilisé deux catégories d’informateurs, pour les socioprofessionnels j'ai fait une annonce sur les réseaux sociaux comme Facebook, WhatsApp, LinkedIn, Twitter et les réseaux sociaux du secteur culturel haïtien, en personne, ou par courriel. Pour les marchands, je me suis appuyé sur les canaux de diffusion de la mairie de Port-au-Prince qui, à partir de la base de données du service des impôts, détient la liste des commerçants. Les commerçants qui constituent l'une des catégories de participants, ont été recrutés en fonction de l'ancienneté de leur occupation du site, mais fortement influencés par la boule de neige.
Les personnes-contact qui ont facilité mon accès au terrain m’ont informé d’un ensemble de règles à respecter, comme par exemple emprunter un corridor donnant accès au marché directement mais sans regarder ni à gauche ni à droite par exemple. Dans le cas contraire, disent-ils, je deviens une cible où je me ferais étiqueter de “ «toutè » (Le terme toutè est un mot en créole haïtien qui se traduit en français comme “espion”) pour le compte des groupes armés rivaux. Au fur et à mesure je me suis permis de proposer à ces gens de m’impliquer dans des activités para-académiques dans la zone. C’est ainsi que j’ai été invité à présenter des conférences pour les jeunes au lycée de la Saline, un quartier qui avoisine le marché de la Croix-des-bossales. La troisième fois où je devais y retourner, les personnes de contact m’ont informé ne pas pouvoir y assurer ma sécurité car la situation avait évolué sur le site. L’insécurité étant montante, j’ai été obligé de rentrer au Québec où j’ai convenu avec ma direction de recherche de continuer mes entretiens en ligne tout en utilisant les plateformes numériques ( Millette et co 2020). Toutefois, j’étais soucieux de garder de bons contacts avec les participants et surtout les facilitateurs sur le terrain.
Les défis
Mon utilisation des outils numériques pendant mon terrain soulève deux défis : le premier est d’ordre technique, c’est- à -dire qu’il m’est souvent arrivé de confronter à un problème de connexion d’internet à Port-au-Prince à la fois pour programmer les entretiens et pour les réaliser aux heures souhaitées. Cette situation qui provoque parfois des ajournements de mes rencontres en raison de la qualité très mauvaise du son et de ruptures; ce qui m’oblige à prendre des dispositions particulières pour la transcription des verbatims. Le second problème est une impression que les exigences du travail ethnographique lui-même introduisent une distance entre mes participants et moi-même. La rigueur ethnographique implique une réflexivité assumée et soutenue (Olivier de Sardan, 2008 ; Héas et Régnier 2022), ce qui implique nécessairement une expérience autre que celle de la pleine immersion. Pourtant, c’est bien l’immersion qui continue d’être posée en idéal à atteindre (Laplantine 2006). Réconcilier les deux exigences, particulièrement dans un contexte demandant une constante vigilance pour des questions de sécurité, ou bien le recours à des technologies de communication à distance, a été un défi considérable de cette recherche.
Dates du terrain : mai 2022 à août 2023
Programme d'études : doctorat en anthropologie
Direction de recherche : Martin Hébert et Francine Saillant
Bibliographie
Corvington, G. (2007). Port-au-Prince au cours des ans.1934-1950. Tome IV. Montréal, Ed. CIDIHCA, 690 p.
Héas, S. et Régnier, P., 2022, « Enquêter a distance : une specificite, une incongruite…? Open Edition journals, pp. 25-46, https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.11025
Laplantine, F., 2006, La description ethnographique, Paris, Armand Colin, 127 p.
Les cahiers du PNUD, 2015, Entrepreneurs dans l’économie haïtienne. Des marches aux politiques publiques, 126 p., www.undp.org
Mandache, L-A, 2020, « l’insoutenable légèreté d’être sur le terrain : violence urbaine, anthropologie engagée et défis de représentation dans un quartier brésilien, numéro 39, http://www.ethnophiques.org/2020/Mandache - consultee le 23.10.2023
Neptune, P., 2023, L’insécurité dans la région métropolitaine de Port-au-Prince et la déterritorialisation du quartier de Martissant (Haïti), la marginalisation : regards croisés, https://doi.org/10.4000/etudescaribeennes.27386
Olivier de Sardan J.-P., 2008, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Louvain-la-Neuve, Bruylant.
Olivier, G., 2020, « Territoires de la violence, territoires des ONG : Quelle (in)cohérence ? », Thèse de doctorat en géographie. Paris, Université Paris 8, 422 p.
Pastinelli, M., 2011, « Pour en finir avec l'ethnographie du virtuel ! Des enjeux méthodologiques de l'enquête de terrain en ligne, Anthropologie et Sociétés, Volume 35, numéro 1-2, https://www.erudit.org/fr/revues/as/2011-v35-n1-2-as5004414/1006367ar.pdf
Pressley-Sanon, T., 2018, « Of Bosal and Kongo: Exploring the Evolution of the vernacular in Contemporary Haïti”, Journal of African Studies, pp. 47 – 64.