Le titre que portait mon projet de recherche au moment de son dépôt était : « Quel dialogue au sein du Conseil Cris-Québec sur la foresterie? Ethnographie d’une collaboration entre un État et une nation autochtone ». Il s’insère dans un projet plus vaste qui a pour objectif de documenter et d’étudier des institutions de gestion collaborative de la forêt entre peuples autochtones et États. Au Québec, ce sont les Cris, compte tenu qu’ils sont l’une des seules nation autochtone à avoir signé un traité moderne avec les États canadiens et québécois, qui possèdent l’institution de gestion collaborative de la forêt la plus développée.

La partie sud de l’Eeyou-Istchee, le territoire cri, est depuis longtemps sujette aux activités de l’industrie forestière. Pour faire face aux défis que soulèvent les activités de cette industrie, un régime forestier adapté (figure 1) fut mis sur pied en 2002, par le biais d’une entente nommée la Paix des Braves, qui fut signée entre le Grand Conseil de Cris et le gouvernement du Québec. Ce régime forestier adapté fait l’objet d’un examen permanent, mené par un organisme biparties : le conseil Cris-Québec sur la foresterie (CCQF). C’est dans ce contexte que mon regard d’anthropologue est entré en jeu : comment fonctionne ce comité? Comment les intérêts des deux parties présentes à la table de discussion y sont-ils représentés? Quelle forme prend le dialogue qui s’y établit? Voilà les questions que je me suis posées et qui ont donné suite à une recherche de terrain qui s’est echelonnée sur plus d’un an.

 Puisque ma recherche porte sur une organisation, et que l’accès aux données est conditionnel à l’accès que l’organisation me donne à ses activités, d’importantes étapes « pré-terrain » durent être accomplies. Les deux premières furent d’élaborer, avec le secrétariat du CCQF, une entente de collaboration ainsi qu’un protocole de recherche. Ces étapes furent réalisées durant l’automne 2017 et menèrent à la signature de l’entente de recherche en  janvier 2018.

Une fois le terrain entamé il a fallu jongler avec les réalités d’un terrain multisitué et « polymorphe » (Gusterson 1997). Concrètement, la partie multisituée signifiait que je devais me déplacer entre les bureaux du secrétariat du CCQF à Québec, et la partie sud du territoire cri, qui est la plus touchée par l’industrie forestière. J’ai donc eu à séjourner à de nombreuses reprises à Chibougamau, Mistissini, Ouje-Bougoumou, Waswanipi et Lebel-sur-Quévillon (voir figure 1) afin d’assister à des réunions et de rencontrer différents acteurs concernés par la mise en œuvre du régime forestier adapté de la Paix des Braves. Cette partie multisituée de ma recherche fut somme toute relativement simple, bien que j’aie eu à parcourir de très grandes distances. Malgré que mon terrain pourrait être qualifié de local, j’ai tout de même dû parcourir plus de 21 500 km de route pour accomplir mes entrevues et assister aux réunions.  Ceci représente tout de même plus de la moitié de la circonférence terrestre. Cette information à priori cocasse, indique tout de même que ces grandes distances forment un enjeu important non seulement de la recherche en régions éloignées, mais surtout de la réalité des acteurs avec qui ma recherche fut produite : ces derniers doivent parcourir des distances similaires à celle-ci chaque année dans le cadre de leurs fonctions. Il aurait semblé plus simple, plus écologique et surtout plus traditionnellement ethnographique, de rester dans l’une des communautés de la région sud du territoire cri. Cette approche aurait été sans doute tout à fait pertinente, si j’avais voulu étudier spécifiquement les impacts locaux de la mise en œuvre de la Paix des Braves. Mais ma recherche porte sur l’ensemble des aspects de la mise en œuvre, donc l’ethnographie ne peut se faire qu’en s’ajustant à sa réalité, c’est-à-dire en suivant ses matérialisations sporadiques dans le temps et l’espace.

Les rapports que j’ai eu avec mes interlocuteurs furent conditionnés par le contexte des bureaucraties modernes que sont le CCQF, le gouvernement de la Nation crie et le ministère de la Faune, des Forêts et des Parcs du Québec. C’est-à-dire qu’ils prirent la forme d’un « engagement polymorphe », tel que le décrit Gusterson (1997), dans lequel les interactions entre les acteurs de mon terrain et moi-même prirent un caractère multisitué et multiforme. Par exemple, les échanges virtuels, généralement par  courriels, furent particulièrement importants pour coordonnner la logistique des rencontres et pour la prise de contact avec les différents acteurs du milieu. La place qui me fut accordée sur le terrain changea elle aussi en fonction des différents dossiers traités au conseil : j’ai observé certaines réunions, j’ai activement contribué à l’accomplissement d’un bilan que le CCQF fait à tous les cinq ans sur l’état de la mise en œuvre du régime forestier adapté, et j’ai agi à titre de « consultant » à la création d’un cadre de suivi qui permettra au CCQF de systématiser son approche quant au suivi du régime forestier adapté. Cette multiplicité des rôles qui me furent donnés me permit de jeter différents regards sur différents aspects du CCQF, me permettant ainsi d’enrichir la perspective que je développais sur l’objet de mon étude.

Si on parle de chiffres, j’ai assisté et participé à plus de 40 rencontres, groupes de travail et réunions. Dès le départ j’avais identifié les réunions du CCQF (soit six par année), comme lieu d’observation privilégié.  Mais ma présence hebdomadaire auprès des membres de son secrétariat m’a ouvert de nombreuses portes. Le truc, c’était de ne simplement jamais dire non à une invitation et de me porter volontaire comme accompagnateur pour tout voyage dans le nord que les membres du secrétariat allaient mener. Lorsqu’on fait face à un trajet en voiture de plus de sept heures, on ne refuse pas la compagnie. Parallèlement à ces observations, j’ai aussi mené plusieurs entrevues. Tout comme pour les observations, j’avais identifié, préalablement à mon terrain, quelques acteurs clés à rencontrer, mais en suivant la bonne vieille approche « boule de neige », environ une soixantaine de personnes furent rencontrées. Il faut préciser que cette approche « boule de neige » était balisée par l’approche du « studying through », qui émane de l’anthropologie des politiques publiques et qui propose de prendre comme objet d’étude une politique publique (ici le régime forestier adapté de la Paix des Braves) et de constituer son terrain à partir des acteurs et des actants qui lui donnent vie (Shore et Wright 1997: 11). C’est ce que j’ai fait en rencontrant 29 maîtres de trappe cris (chefs des territoires de chasse familiaux qui constituent l’unité de division du territoire cri) provenant des communautés de Mistissini, Ouje-Bougoumou et Waswanipi, trois employés du département de foresterie de Waswanipi, deux représentants des deux plus importantes compagnies forestières basées sur le territoire, sept membres des groupes de travail conjoints (GTC) (qui sont les unités locales de mise en œuvre et de suivi du régime forestier adapté),  les coordonateurs des GTC, les conseillers techniques du CCQF, huit de ses neuf membres votant, l’analyste du CCQF, sa directrice, son président et deux de ses trois anciens présidents, ainsi que différents gestionnaires du MFFP. Ces acteurs, qui proviennent de milieux bien différents, sont tous rattachés au même processus : celui de la mise en œuvre du régime forestier adapté. Et tel un fil d’Ariane, j’ai suivi ce processus et me suis arrêté en chemin, je l’ai remonté et je l’ai redescendu, pour rencontrer, en bout de ligne, la plus grande partie des individus impliqués d’une quelconque façon dans la production, le suivi et la mise en œuvre du régime forestier adapté.

Il est aussi nécessaire de mentionner que tout au long du terrain, j’ai accumulé un important corpus écrit. La production de documents prend une place importante au sein d’une organisation telle que le CCQF. Il devient donc important que l’ethnographe s’y attarde pour pouvoir prendre en compte non seulement les informations qui s’y trouvent, mais aussi pour les utiliser afin d’établir une mise en perspective diachronique des processus étudiés (Olivier de Sardan 2008 : 69) et comprendre les étapes (ou les actants) qui ont transformé ces processus (Latour 2005 : 39; Hull 2012 : 254). Simplement en cumulant les cartables de préparation contenant tous les documents nécessaires au déroulement des rencontres du conseil (correspondances entre le CCQF et d’autres institutions/individus, documents de travail, documents explicatifs, etc.,) et les procès verbaux des anciennes rencontres du conseil, j’ai récupéré près de 80 documents écrits qui feront partie de mon corpus d’analyse. À cela s’ajoute quantité de documents d’informations et de travail qui devront faire au moins l’objet d’un tri, et possiblement être annalysés plus en profondeur.  

Somme toute, il faut souligner que j’ai pu bénéficier d’un accès privilégié grâce à la position du secrétariat du CCQF dans le monde de la foresterie au nord du Québec. Le CCQF, et plus particulièrement son secrétariat, navigue au quotidien au sein d’un réseau d’intervenants formant les acteurs principaux de la mise en œuvre du régime forestier adapté au nord du Québec. Par le biais des employés du secrétariat, qui agirent à titre d’informateurs clés, j’ai pu rencontrer avec une relative aisance des représentants du gouvernement du Québec, de l’industrie forestière, du gouvernement de la Nation crie, des communautés cries ainsi que plusieurs maîtres de trappe. Rencontrer ces différents acteurs appartenant à des milieux différents et ayant souvent des intérêts concurrents n’aurait certainement pas été aussi facile sans la générosité des employés du secrétariat du CCQF qui m’ont présenté aux autres acteurs de leur réseau. .

Ultimement, ce format de terrain, multisitué et polymorphe, m’aura permis de porter un regard à la fois ouvert et aiguisé sur les rapports (entendre ici les collaborations, les confrontations et tout ce qui se retrouve entre les deux) établis entre le gouvernement du Québec et la Nation crie en ce qui a trait au territoire forestier. Ouvert puisqu’il m’a permis de prendre en considération un ensemble d’enjeux qui viennent construire une dynamique régionale, et aiguisé puisque j’ai pu accéder à la mise en œuvre de ce rapport au quotidien entre les individus et les institutions qui donnent vie au dialogue établi autour de la gestion du territoire forestier entre les Cris et le Québec.

Dates du terrain : Mai 2018 à juillet 2019

Programme d’études : Doctorat en anthropologie

Direction de recherche : Martin Hébert

Bibliographie

GUSTERSON, Hugh, 1997, « Studying Up Revisited », Political and Legal Anthropology Review, 20, 1 : 114-19.

HULL, Matthew S., 2012, « Documents and Bureaucracy », Annual Review of Anthropology, 41 : 251-67.

LATOUR, Bruno, 2005, Reassembling the Social, Oxford, Oxford University Press.

NADER, Laura, 1972, « Up the Anthropologist - Perspectives Gained from Studying Up », in D. Hymes (dir.), Reinventing Anthropology, New York, Pantheon Books.

OLIVIER DE SARDAN, Jean-Pierre, 2008, La rigueur du qualitatif; les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Louvain-La-Neuve, Academia Bruylant.

SHORE, Cris et WRIGHT, Susan, 1997, « Policy. A new field of anthropology », in C. Shore et S. Wright (Eds.), Anthropology of policy. Critical perspectives on governance and power, Londres & New York: Routledge.