Quand le terrain dicte sa loi à l’ethnographe

En quittant la ville de Québec au début du mois de juin 2017 pour le Togo qui se trouve être mon pays, j’avais en main un projet complètement bâti d’une ethnographie chez soi, une ethnographie at home. Le titre de mon projet de thèse était libellé ainsi: «Le catholicisme chez les Éwé du Togo, entre différence sexuelle et défis de la dynamique de genre». Je voulais alors regarder de près comment les relations de genre ont évolué par suite de l’adoption du christianisme par les Éwé du Togo. Pour ce faire, j’avais choisi de travailler avec l’ordre des Marshall, une association initiatique catholique née au Ghana voisin, mais introduite au Togo depuis 1937.

Comme toute société initiatique, les membres de l’ordre disent être non pas une société secrète, mais une société à secret. Après six mois de présence parmi eux, j’ai beaucoup observé leurs riches rituels d’initiation et de funérailles, dont le symbolisme ne peut qu’interpeller l’ethnographe. Je les avais choisis au départ comme groupe cible à cause de leur configuration mixte et avec l’idée que je pourrais y observer le dynamisme des rapports entre hommes et femmes. Mais en fin de compte, sur le terrain, j’ai pu me rendre à l’évidence que les deux catégories sont très cloisonnées et que les interactions espérées n’étaient ni aussi régulières, ni aussi fournies que ce que j’avais prévu. Le terrain s’est donc présenté à moi sous un joug autre que celui que j’entrevoyais et de nouvelles thématiques comme la gestion du secret initiatique, la performativité rituelle, modernité et tradition, et la question du marketing religieux avec toute son imbrication politique…ont surgi de mon observation. Quelques-unes de ces thématiques qui existaient en mode secondaire dans mon projet de thèse ont fini par acquérir une place centrale, reléguant à l’arrière-plan le focus initial de mon projet qui est l’interaction homme/ femme au sud Togo. C’était pour moi une façon authentique d’expérimenter ce qu’écrivait Olivier de Sardan: «Une problématique initiale, peut, grâce à l’observation se modifier, se déplacer, s’élargir. L’enquête n’est pas le coloriage d’un dessin préalablement tracé, c’est l’épreuve du réel auquel une curiosité préprogrammée est soumise» (Sardan, 2008, p. 51).

Par ailleurs, le glissement lié à la problématique a eu pour conséquence logique de rendre caduque la première mouture de mon cadre théorique bâti autour des thèmes de la subjectivité (cf. Ortner, 1996, 2005, 2006), des ontologies (Eduardo Viveiros de Castro, 1998, 2001; 2009; Descola, 2005; Lussault, 2014) et du genre (Malbois, 2011; Butler, 2004). Ces différents thèmes que j’avais convoqués pour monter mon cadre théorique ont aussi connu un bouleversement dans leur hiérarchisation, pour ne pas dire une suppression pure et simple. J’ai par exemple fini par élaguer la question du genre pour la remplacer par celle de ritualité. Les rites étant une indication précieuse, voire un concentré des manières par lesquelles les collectivités conçoivent et organisent leur rapport au monde (cf. Descola, 2005). Je me concentre aujourd’hui sur les questions identitaires, notamment le mécanisme de construction des subjectivités catholiques au sud-Togo.

Les six mois de travail de terrain ne suffisent pas pour une enquête de ce type, je repartirai sur le terrain en début d’année 2019 pour une consolidation de mes données.

Les données recueillies

Même si j’ai eu une autorisation en bonne et due forme pour assister à leurs travaux, j’ai pourtant été limité en ce qui concerne le recueil du matériel; pas de photos, lors des travaux des Conseils et Cours; pas d’enregistrement audio. C’est donc ma capacité d’observation et de prise de note qui était ainsi mise à l’épreuve. Je ne pouvais prendre des photos, réaliser des vidéos, interviews et enregistrements que lors des rencontres en privé avec des membres et aussi durant les manifestations officielles de l’Ordre. J’ai eu à expérimenter ce que disait déjà Jean-Claude Kaufman à propos de l’observation:«La méthodologie de l’observation participante qui sollicite les yeux et les oreilles n’est pas suffisante pour recueillir les données nécessaires à notre enquête, d’où la nécessité de la compléter avec des entretiens»(Sardan, 2008).

Je dispose aujourd’hui:

  1. D’un corpus de prise de notes liées aux événements que j’ai pu observer. Ce corpus est fait d’un cahier de 200 pages et d’un autre cahier de 100 pages.
  2. Les transcriptions d’entrevues réalisées avec des membres du groupe pour recueillir leurs impressions personnelles sur tel ou tel sujet.
  3. D’un ensemble de documentations appartenant à l’ordre comme: leurs constitutions, l’adresse du site de l’ordre, certains documents décrivant des rituels et des exercices spirituels prescrits aux membres, des témoignages personnels rédigés par certains membres, des enseignements donnés à l’ordre par certains de ses membres éminents.
  4. Des documents liés aussi à la pratique pastorale de l’Église catholique sur le site ont été rassemblés. Je m’étais intéressé à tous les efforts d’adaptation de l’église catholique aux besoins coutumiers des fidèles.
  5. Par ailleurs, afin de vraiment établir une corrélation entre le christianisme vécu dans la confrérie de Marshall et le contexte socioculturel éwé, j’ai fait une incursion dans cet univers culturel pour y sonder les réalités sur les rapports entre homme et femme, ainsi que sur la spiritualité traditionnelle. Ce passage par le contexte sociopolitique et religieux éwé m’a permis de rassembler des connaissances sur des rapports de genre tels que conçus sur le plan religieux traditionnel; l’opinion que les tenants de la tradition se font des chrétiens… Cette démarche a donné lieu à la collection de matériels sous forme des interviews données aux prêtres traditionnels, d’observation directe de leur interaction dans la forêt sacrée de , un quartier autochtone de Lomé, et des références de documents qui traitent de ces questions au sud Togo.

 

Retour sur l’expérience du terrain

Être ethnographe et travailler en terrain familier, chez soi :

Mais que signifie être de chez soi et mener une enquête en terrain familier quand on a passé les vingt dernières années de sa vie hors de ce pays qu’on dit natal, dans la rencontre d’autres cultures, d’autres réalités et d’autres façons de se représenter le monde?

Des anthropologues tels que Narayan (1993); Gupta and Ferguson (1992); Appadurai (1988) …ont traité de cette question appelant à dépasser la dichotomie outsider\insider.

Mon background d’autochtone, de citoyen de mon pays ayant vécu une riche expérience en mission en Asie, en Europe et en Amérique du nord, et formé dans une Université canadienne me garantit une certaine distance vis à vis du terrain, si telle est la condition pour l’appréhender. En outre, les rituels de l’ordre de Marshall mettent en exergue des pans entiers de pratiques que l’église a enfouies dans ses siècles d’histoire, des pratiques qu’on pourrait lier à la tradition gnostique, la gnose que Renan a qualifié de «maladie d’enfance du christianisme»  (Hureaux, 2015).

Je considère toutefois que le fait de pouvoir parler la langue éwé, qui domine le sud du Togo a facilité les interactions avec les membres de l’ordre de Marshall. Dans ce sens, je souligne que les chevaliers, la branche masculine de l’ordre performent les rituels surtout en français, alors que les dames ont une propension pour la langue éwé lors des cérémonies.

 

Le deuxième marqueur identitaire qui a joué dans mes interactions sur le terrain était mes statuts de catholique d’abord et comme prêtre ensuite

Cette identité de prêtre a été ambiguë dans le sens où il m’a ouvert certaines portes et en a fermé d’autres. En effet, dès la première prise de contact avec l’ordre, j’avais fait un faux pas inconscient en expliquant aux officiers de l’ordre réunis que j’étais attiré par le caractère particulier de leur ordre dans l’univers catholique qui est le leur. J’exprimais par-là, le fait qu’ils aient des rituels propres à eux, en dehors des rituels dont dispose l’Église catholique comme telle; mais aussi le fait que ces rituels soient entourés de secrets.  Dans ma naïveté, je venais de toucher un point sensible et cela suffisait pour déclencher des réactions de la part d’un groupe d’officiers qui me firent savoir que leur groupe n’avait rien de particulier et que tout ce qu’ils vivent et pratiquent est conforme à la catholicité. Il m’a fallu du temps pour que je comprenne que leur résistance et leur réaction défensive s’expliquaient par le fait que plusieurs prêtres catholiques et une bonne tranche des autres catholiques critiquaient vertement l’ordre et estimaient que derrière leur goût prononcé pour le secret se cachaient des pratiques occultes.

Les officiers de l’ordre, réfractaires à ma demande de mener mes enquêtes ethnographiques sur l’ordre voyaient en moi un potentiel prêtre-opposant aux pratiques de leur ordre, prêt à écrire de n’importe quoi pour discréditer leur noble ordre. Ils m’attribuaient ainsi une identité dont je n’avais pas pris conscience jusque-là. Une identité tel un prêt à porter qui m’attendait sur le terrain avant même que je ne m’y rende. Leur résistance était si grande que ce jour-là, l’autorisation pour mener l’enquête ne m’avait pas été donnée. Ils décidèrent de renvoyer la question au conseil suprême de l’ordre qui se trouve à Accra au Ghana. C’est le grand chevalier suprême qui finira par donner son aval. Dans le même sens certaine personnes avaient décliné mon offre d’interview, je suppose par peur d’être jugées alors que d’autres m’ont dit qu’ils ne sont pas à l’aise pour parler des choses qu’ils ont fait le serment de ne pas révéler.

Je parle de statut ambiguë/ambivalent ? Parce que plus tard, après 3 ou 4 mois de présence, les relations se sont distendues et ce même statut de prêtre a constitué des ponts et des opportunités d’interconnaissance avec les uns et les autres et j’ai pu avoir des occasions d’interviewer plusieurs personnes.

 

Le troisième marqueur identitaire, être chercheur

Le Chevalier suprême en m’autorisant à procéder à la recherche avait donné comme raison la nécessité pour l’ordre d’ouvrir ses portes au chercheur que je suis, espérant que mon travail de recherche et la publication qui s’en suivra pourraient représenter une publicité pour l’ordre. J’ai pu donc accéder à toutes les cérémonies de l’ordre sans même être initié, en assumant leur attente de voir bientôt l’ordre faire l’objet d’une publication anthropologique. Plus que mes statuts de prêtres ou de citoyen, c’est donc finalement ce statut de chercheur, d’ethnographe qui a prévalu sur le terrain.

Ces différents statuts ou marqueurs identitaires que je viens d’énumérer ont opéré dans une certaine symbiose. Quand un de ses marqueurs était en panne dans les interactions avec les enquêtés, l’autre constituait providentiellement une voie de sortie. C’est donc le jeu de cette cohérence qui entraîne forcément une dynamique intersubjective qui m’a interpellé à plus d’un titre dans la production du savoir anthropologique. Se positionner sur le terrain ethnographique va au- delà de la simple catégorie qui veut qu’on soit outsider ou insider. Il est beaucoup plus profitable d’être sensible à la façon dont les différentes casquettes que porte le chercheur permettent ou non d’accéder aux flux d’information disponible sur un site ethnographique. Le terrain pourrais-je conclure est moins question d’une règle procédurière que de la capacité du chercheur à entrer en relation avec les subjectivités qu’il croise sur le terrain. Aujourd’hui plus que jamais, ce séjour de terrain me plonge dans un processus de décolonisation de mon propre esprit et je peux dire que l’aventure ne fait que commencer.

Dates du terrain : Juin 2017 à janvier 2018

Programme d’études : Doctorat en anthropologie

Direction de recherche : Frédéric Laugrand

Bibliographie

APPADURAI, Arjun,1988, «Putting Hierarchy in Its Place», Cultural Anthropology, 3, 1: 36-49. 

BUTLER, Judith, 2004, Undoing Gender, Londres et New York: Routledge.

DESCOLA, Philippe, 2005, Par delà nature et culture, Paris: Gallimard.

DESCOLA, Philippe; INGOLD, Tim et LUSSAULT, Michel, 2014, Être au monde, quelle expérience commune? Paris: Presses Universitaires de Lyon.

GUPTA, Akhil et FERGUSON, James,1992, «Beyond 'Culture': Space, Identity, and the Politics of Difference», Cultural Anthropology, 7, 1: 6-23.

HICKS, David (Ed.), 2002, Ritual and Belief, readings in the Anthropology of Religion (2nd édition), New York: McGraw-Hill.

HUREAUX, Roland, 2015, Gnose et Gnostiques, des origines à nos jours, Paris: Desclée de Brouwer.

MALBOIS, Fabienne, 2011, Déplier le genre, enquête épistémologique sur le féminisme antinaturaliste, Zurich: Seismo.

NARAYAN, Kirin, 1993, «How Native Is a 'Native' Anthropologist?», American Anthropologist, 95, 3: 671-686. 

OLIVIER DE SARDAN, Jean-Pierre, 2008, La rigueur du qualitatif, les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Louvain la Neuve: Academia Bruylant.

ORTNER, Sherry B., 1996, Making Gender, the Politics and Erotics of Culture, Boston: Bacon Press.

ORTNER, Sherry B., 2005, «Subjectivité et critique culturelle», in Y. Tassadit (Ed.), Anthropologie et subjectivité, Paris: Maison des sciences de l’homme.

ORTNER, Sherry B., 2006, Anthropology and Social Theory, Culture, Power and the Acting Subject, Durham et Londres: Duke University Press.

VIVEIROS DE CASTRO, Eduardo, 1998, «Les pronoms cosmologiques et le perspectivisme amérindien», in Eric Alliez (Ed.), Gilles Deleuze, une vie philosophique: Rencontres internationales Rio de Janeiro-São Paulo, 10-14 juin 1996: 429-462, Paris: Le Plessis-Robinson.

VIVEIROS DE CASTRO, Eduardo, 2001, «Gut Feelings about Amazonia: Potential Affinity and the Construction of Sociality», in L. M. Rival et N. Whitehead, L (Eds.), Beyond the Visible and the Material, The Amerindianization of Society in the Work of Peter Rivière: 19-42, Oxford et New York: Oxford University Press.

VIVEIROS DE CASTRO, Eduardo, 2009, Métaphysiques Cannibales, lignes d’anthropologie post-structurale, Paris: Presse Universitaires de France.

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