Lutte au racisme et organismes communautaires dans les villes de Québec et Montréal: Enjeux et contre-pouvoir
Cette recherche de maîtrise porte sur les objectifs et les enjeux des organismes à but non lucratif (OBNL) qui participent, de près ou de loin, à la lutte contre le racisme dans les villes de Québec et Montréal. Mon terrain s’est déroulé de janvier 2023 à mai 2023, et j’ai effectué des entrevues semi-dirigées afin de comprendre les défis et le rôle des organismes dans cette lutte. Cette expérience de terrain m’a permis de constater la détermination avec laquelle se démènent les membres de ces OBNL dans leur rapport de pouvoir avec l’État québécois.
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Pourquoi ce sujet de recherche ?
25 mai 2020. Voilà une date importante qui a su piquer au vif ma curiosité. Le décès de George Floyd sous le genou d’un policier dans la ville du Minneapolis aux États-Unis a secoué la sphère médiatique de par sa violence. Au Québec, les concepts de « racisme systémique », et de « profilage racial » ont été sur toutes les lèvres pendant plusieurs semaines à la suite de cet événement. On se console en se disant qu’une telle situation n’aurait pas pu arriver chez nous, dans notre belle province. Mais en sommes-nous réellement certains? J’ai donc commencé à me documenter sur les enjeux que vivent les personnes racisées. À la maîtrise, j’ai décidé de me pencher sur la lutte au racisme dans les villes de Québec et Montréal selon la perspective de plusieurs organismes communautaires.
La préparation et le terrain
Mon terrain a commencé à la mi-janvier 2023 et s’est terminé en mai 2023. L’objectif de mon projet de recherche, intitulé « Lutte au racisme et organismes communautaires dans les villes de Québec et Montréal : Enjeux et contre-pouvoir », était de déterminer de quelle manière se manifeste la lutte au racisme dans le milieu communautaire et d’identifier les enjeux et les défis des organismes communautaires en cette matière. À cette fin, j’ai choisi de solliciter des organismes à but non lucratif (OBNL) qui militent à divers niveaux contre le racisme. J’ai commencé mes entrevues à Québec avec des organismes communautaires proche de chez moi et en même temps, j’ai sollicité quelques organismes de Montréal. Dans un premier temps, les réponses des organismes de Montréal furent pour la plupart négatives, car beaucoup d’entre eux avaient adopté un moratoire sur tout nouveau projet ou recherche universitaire en raison de leur charge de travail trop importante. Malgré cette situation malencontreuse, j’ai continué à solliciter d’autres organismes situés à Montréal, tout en décidant d’élargir mon bassin aux villes avoisinantes, dont Repentigny et la région de Lanaudière. Finalement, j’ai réussi à faire toutes les entrevues que je comptais réaliser, malgré un terrain plus limité à Montréal. J’ai tout de même réussi à effectuer des entrevues avec des personnes du milieu communautaire de Montréal, mais celles-ci se sont déroulées en ligne. J’ai également participé à certaines activités organisées par des OBNL, dont une manifestation à Montréal qui avait pour but la sensibilisation au profilage racial.
Le racisme systémique n’est pas reconnu par le parti de la Coalition Avenir Québec, et le profilage racial, bien qu’il soit reconnu à Montréal, ne l’est pas dans la ville de Québec. Les organismes communautaires tentent du mieux qu’ils peuvent, avec leurs propres moyens, de faire de la sensibilisation et d’aider les personnes racisées à faire face aux situations potentielles de discrimination raciale. Le degré de militantisme d’un OBNL a une incidence dans l’emploi du champ lexical utilisé pour sensibiliser. Par exemple, certains OBNL parlent de « lutte au racisme » et de « racisme systémique », tandis que d'autres privilégient des termes tels que « sensibilisation » et « vivre-ensemble ». La première partie de ce billet sera consacrée au financement du secteur communautaire et à son influence sur les orientations des OBNL, tandis que la deuxième sera centrée sur la perception qu’ont les OBNL d’eux-mêmes et de leurs relations avec les acteurs gouvernementaux.
Financement et autodétermination
Comme le démontrent plusieurs études (Abélès 2008 ; Saillant, Richardson et Paumier 2005), l’enjeu du financement s’avère être l’un des principaux défis du secteur communautaire. En effet, presque tous les participant(e)s m’ont confié que le financement était problématique dans le secteur communautaire, les empêchant de répondre entièrement à une demande particulièrement élevée.
Les OBNL ont accès à deux types de financements principaux offerts par les acteurs gouvernementaux. Tout d’abord, les financements à la mission, qui sont des financements stables et récurrents offerts à certains organismes dans l’objectif qu’ils puissent accomplir leur mission. En matière de défense de droits, le Secrétariat à l’action communautaire autonome et aux initiatives sociales (SACAIS) est un bailleur de fonds important et il est considéré par la Ligue des Droits et Libertés – secteur Québec comme indispensable pour atteindre une certaine stabilité. Le financement à la mission permet notamment d’embaucher des employé(e)s au sein de l’organisme. Cependant, comme le démontrent mes données de recherche, cela n’empêche pas que le bénévolat soit toujours nécessaire pour la santé financière des OBNL. Ensuite, le financement par projet vise à aider la mise en place d’un projet proposé par un organisme. Il est important de noter que ce type de financement ne couvre qu’une courte période, qui peut varier selon les ententes avec les bailleurs de fonds, et que, comme un projet peut prendre plusieurs années à voir le jour, le financement n’est pas toujours suffisant, d’autant plus que les demandes de subvention ne peuvent être renouvelées pour un même projet. De plus, certains projets (ateliers et cercles de discussion) ont une visée permanente. Pour ces projets, les organismes ont besoin d’un financement récurrent, qu’ils peinent à obtenir. Ils sont donc dans l’obligation d’annuler certaines initiatives lorsque les fonds manquent. Bien que l’obtention de financement soit souhaitable, cela vient avec des obligations de faire et/ou de ne pas faire. Certains des organismes qui sont subventionnés par le gouvernement se sentent contraints de ne pas être trop engagés afin de respecter leurs ententes avec celui-ci. Pour cette raison, d’autres organismes désirant préserver leur liberté d’agir refusent parfois les financements des gouvernements. Cette crainte m’a été partagée explicitement par quelques participant.es lors des entrevues.
Bien que plusieurs organismes communautaires ne reçoivent pas suffisamment de financement de la part du gouvernement pour répondre à leurs besoins, ils sont tout de même en mesure d’atteindre la plupart de leurs objectifs. Plus mon terrain progressait, plus je m’apercevais que les OBNL n’étaient pas victimes de leur situation, mais qu’ils sont plutôt réactifs et qu’ils sont capables d’évoluer en saisissant les opportunités qui se présentent à eux. Les OBNL s’adaptent pour faire face aux manques de fonds, ils sont capables de faire preuve de « résilience », dans le sens où l’entendent Searing, Wiley et Young (2021 : 181), c’est-à-dire qu’ils ont la capacité de résister ou de s’adapter aux changements. En analysant la réalité que vivent les OBNL, on ne peut pas passer sous silence leur agencéité, qui s’inscrit à l’ère du néolibéralisme. Selon Gershon, l’agencéité néolibérale désigne les individus comme étant propriétaires de leur propre corps, totalement responsables de leur succès ou de leur malheur, tels des entrepreneurs (Gershon 2011; Urciuoli 2015). Ce type d’agencéité peut s’appliquer aux individus, mais également aux organismes communautaires, car malgré le fait que les financements du gouvernement peuvent être insuffisants, soit par refus du gouvernement soit par choix de l’organisme (afin de garder sa liberté d’agir), ils élaborent d’autres moyens pour trouver des fonds. Par exemple, de nombreux OBNL possèdent un site web (ou une page Facebook) sur lequel il est possible de faire des dons (en argent ou en nature). Hormis les dons, ils peuvent mettre en place des projets d’autofinancement et faire des partenariats entre eux, ainsi que des échanges de services. Par exemple, l’un des organismes participant à ma recherche avait un mandat avec l’Équipe de Recherche sur la Diversité culturelle et l’Immigration dans la ville de Québec (ÉDIQ). Ce mandat lui permettait de donner des formations auprès d’autres organismes communautaires de la ville de Québec. Comme un membre de cet organisme me l’avait confié, il s’agit d’une entente payante.
Comment les OBNL se perçoivent-ils?
Dans les dynamiques de pouvoir entre les OBNL et le gouvernement, les membres des OBNL ont pleinement conscience de leur statut de « contre-pouvoir ». À chaque début d’entrevue, je demandais aux participant(e)s de me décrire leur mission, même si la mission était définie sur le site web. Les lignes écrites sur un site web sont figées dans le temps, tandis que lorsque la mission est expliquée de vive voix, les participant(e)s peuvent mettre leur grain de sel, et ce grain de sel peut s’avérer très parlant. « Donc, c’est vraiment une mission de promouvoir et défendre les droits humains… Souvent ça se fait par l’exercice d’une espèce de contre-pouvoir face au gouvernement » (Extrait d’une entrevue). L’usage du terme « contre-pouvoir » m’a quelque peu surpris, dans la mesure où c’est un terme que j’avais également en tête lorsque j’avais abordé la question de recherche initiale. Le terme « contre-pouvoir » indique de facto une dichotomie. D’un côté, nous avons l’acteur ou plutôt, les acteurs détenteurs du pouvoir, c’est-à-dire ceux qui mettent en place des lois et contrôlent (plus ou moins) les institutions, qui peuvent influencer la qualité de vie de ceux qui ne le détiennent pas (racisme systémique) et qui peuvent, dans certaines situations, avoir le pouvoir de donner la mort (police) ou inversement, sauver la vie (hôpitaux, système de santé). De plus, ceux qui détiennent le pouvoir peuvent influencer les idées et instaurer des paradigmes sur le long terme. De l’autre côté, il y a ceux qui luttent contre ces hégémonies, qui peuvent être institutionnelles et/ou intellectuelles. Les OBNL et les mouvements sociaux qui en découlent s’inscrivent donc dans cette logique de contre-pouvoir, et comme l’avait mentionné Bacqué dans un article de 2005, les mouvements sociaux possèdent une « capacité transformatrice » et peuvent contribuer à « forger les nouveaux paradigmes » (Bacqué 2005 : 82).
Conclusion
Au début de ma recherche, je voulais souligner le manque de financement des OBNL par le gouvernement, mais plus mon terrain progressait, plus je me rendais compte que le financement public n’était pas nécessairement souhaité par l’ensemble des OBNL, car tel que mentionné précédemment, les fonds peuvent parfois brimer leur liberté d’action, sans parler de l’agencéité très vivace que j’avais sous-estimée lors de mes réflexions préterrain. L’identité des OBNL est basée sur cette agencéité, sur leur statut de contre-pouvoir face au gouvernement et les membres qui travaillent pour ce type d’organismes en sont pleinement conscients. Malgré le manque de financement de la part du gouvernement, ils trouvent toujours un moyen d’accomplir leur mission, et c’est là que réside la force des personnes qui se dévouent à la lutte au racisme et à la reconnaissance des droits.
En commençant mon terrain, j’avais un plan en tête. Cependant, il faut savoir, en tant que chercheur et futur anthropologue, se détacher de ce fameux plan. Il faut s’adapter aux imprévus, et même si le plan est extrêmement bien élaboré, on sera éventuellement amenés à le modifier. Mon terrain s’est déroulé mieux que prévu. J’ai beaucoup appris à propos de mon sujet de recherche, bien entendu, mais j’ai aussi appris beaucoup sur moi-même, tant personnellement que professionnellement, et je crois que c’est une richesse qui ne doit pas être négligée. Bien entendu, il faut se préparer pour un terrain, mais on ne se sentira jamais complètement prêt. Ironiquement, le terrain est une aventure dans laquelle il faut se jeter sans trop réfléchir. Il faut savoir faire confiance au processus, ainsi qu'à notre intuition, qui est souvent plus juste que notre plan initial.
Date du terrain : janvier - mai 2023
Programme d'études : Maîtrise en anthropologie
Direction de recherche : Catherine Larouche
Bibliographie
ABÉLÈS, M., 2008, « La passion de survivre, nouveau ressort du politique », Anthropologie et Sociétés, Vol. 32, No. 3, pp. 139-153.
BACQUÉ, M-H., 2005, « Action collective, institutionnalisation et contre-pouvoir : action associative et communautaire à Paris et à Montréal », Espaces et sociétés, Vol. 4, No. 123, pp. 69-84.
GERSHON, I., 2011, « Neoliberal Agency », Current Anthropology, Vol. 52, No. 4, pp. 537-555.
SAILLANT, F., RICHARDSON, M., et PAUMIER, M., 2005, « L’humanitaire et les identités : Un regard anthropologique », Ethnologies, Vol. 27, No. 2, pp. 159-187.
SEARING, E., A., M., WILEY, K. K., and YOUNG, S.L, 2021, « Resiliency tactics during financial crisis: The nonprofit resiliency framework », Nonprofit Management and Leadership, Vol. 32, No. 2, pp. 179-196.
URCIUOLI, B., 2015, « La ‘’diversité’’ comme capital : La re-conceptualisation néolibérale de la différence linguistique et sociale », Anthropologie et Sociétés, Vol. 39, No. 3, pp. 91-114.