Se laisser affecter par son terrain : Immersion au sein des divertissements d’horreur
Le genre de l’horreur fascine depuis longtemps, représentant une des sphères les plus prospères de l’industrie du divertissement. Dès le 19e siècle plus particulièrement, les limites sont constamment repoussées afin de faire vivre des sensations toujours plus intenses aux publics (Leffler, 2000). Plus récemment, une nouvelle niche du divertissement de l’horreur propose aux participants de se glisser dans la peau des protagonistes de leurs fantaisies d’épouvante favorites. De manière active et sans jouer de rôle, les participants s’y imposent divers degrés de supplices tant psychologiques que physiques aux mains des organisateurs de l’événement… le tout dans le plaisir. Si cet arrimage entre horreur et plaisir a été étudié à quelques reprises (Carroll, 1990 ; Scrivner et al., 2023), peu d’attention a été portée sur l’aspect immersif de cette expérience. C’est donc cette question qui constitue les assises de la présente recherche.
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Dans le cadre de ma thèse intitulée Les peurs ludiques : regard sur les expériences immersives d’horreur au Québec, je cherche à comprendre l’expérience vécue par les participants. Loin des maisons hantées qui s’offrent au grand public à l’approche d’Halloween, je m’intéresse à un pan plus audacieux de cette industrie. La durée de l'immersion et l’intensité des épreuves vécues varient d’une activité à l’autre, mais les participants peuvent s’attendre notamment à être confrontés à des scènes troublantes, tourmentés, agrippés, séquestrés, électrocutés, voire enterrés vivants. À l’occasion, insectes et autres délicatesses s’ajoutent au menu. Bien que ces supplices résultent d’une mise en scène et sont encadrés par des mesures de sécurité, il n’en reste pas moins que les sensations vécues sont réelles, impactant les émotions et l’expérience globale des participants (Kerr, 2015). Dans une moindre mesure, je souhaitais m’intéresser également aux organisateurs de ces activités afin de mieux comprendre l’envers du décor et surtout, comment créer ces expériences alliant peur et plaisir. Parallèlement à cela, je souhaitais mieux connaître ce vaste champ du divertissement en incluant d’autres médiums tels que les jeux vidéo, les films, les bandes dessinées et les romans que consommaient ces amateurs d’horreur avant et après leur expérience d’immersion. Les principaux concepts qui portent cette recherche sont ceux de la peur, de l’horreur (genre), de l’immersion et du divertissement. Étant donné l’aspect physique et immersif de ces activités, une attention était également portée sur la prise de risque récréative.
Initialement, mon approche méthodologique alliait entretiens semi-dirigés et observation participante lors d’activités en personne ou sur les réseaux sociaux. Cependant, l’aspect participatif de ces observations excluait l’idée que j’expérimente moi-même ces activités aux côtés de mes participants. Je justifiais cette décision par une préoccupation scientifique, ne voulant pas que mon jugement soit embrouillé par les émotions fortes que je pourrais y vivre. En réalité, c’étaient surtout mes propres appréhensions qui étaient au fondement de cette décision. Puisqu’il s’agissait d’activités nichées, j’ai choisi l’une d’elles comme point d’ancrage espérant qu’elle m’ouvre la voie vers d’autres activités du même genre. Cependant, comme bon nombre de mes collègues, la pandémie de COVID-19 imposa rapidement ses limites et son rythme à mon terrain lui-même logé dans un cadre temporel précis, puisque ces événements immersifs sont généralement tenus une seule fois par année. La conjonction de ces contraintes m’a amenée à revoir et à ajuster la stratégie établie notamment en découvrant des activités similaires, mais d’intensité moindre.
Bilan du matériel recueilli
Mon terrain s’est échelonné sur une période de près de deux ans, entre les mois de janvier 2021 et de décembre 2022. Au cours de cette période, les fragments de données récoltés ont permis de mettre sur pied un corpus substantiel. Un total de 23 entretiens semi-dirigés ont été réalisés en plus de près de 70 heures d’observation réparties sur 5 activités immersives d’horreur réparties dans la province du Québec et une convention annuelle destinée aux producteurs et consommateurs d’horreur québécois. Lors de ces activités, de nombreux entretiens informels de durée variée ont été réalisés. Parallèlement, des périodes d’observation participante au sein de diverses communautés web se sont échelonnées sur les deux années qu’a duré mon immersion de terrain. Cette présence active m’a permis d’en apprendre plus sur le milieu du divertissement d’horreur, les intérêts et les tendances auprès du public québécois. Cette immersion continue dans le milieu a été bonifiée par une consommation variée de produits de l’horreur (films, roman, bandes dessinées, jeux vidéo) identifiés par les informateurs rencontrés sur le terrain, qu’ils soient physique ou virtuel.
Terrain bricolé et morceaux manquants
Ce domaine des expériences immersives, invitant généralement à une proximité et à diverses manipulations physiques, fut affecté par les restrictions sanitaires imposées par la santé publique et le gouvernement. À de nombreuses reprises, j’ai procédé à des ajustements méthodologiques notamment en ajoutant des activités à mon terrain et en donnant une plus grande place aux créateurs et animateurs qui donnent vie à ces activités. Ces adaptations demandaient un bricolage méthodologique constant. Ce n’est qu’en octobre 2021 que j’ai pu enfin observer mes premières activités et rencontrer ses participants. Afin de ne pas nuire à leur expérience, on me demanda de ne pas prendre de photo ni de vidéo. Puisque l’espace était restreint et dans l’obscurité, on m’installa dans la régie où j’avais la possibilité de suivre l’action assise confortablement, à l’abri des monstres. Mes observations et les discussions qui s’ensuivirent avec les participants étaient riches et stimulantes. Pourtant, j’ai rapidement trouvé une limite à cette manière d’observer. Certes, je pouvais voir l’action dans son ensemble, mais les angles statiques des caméras infrarouges et la qualité moyenne des microphones m’empêchaient d’observer les détails de leurs réactions, que je confondais naïvement comme seuls témoins de leur expérience. C’est donc la tête pleine de questionnements que je retournai à mes livres et à mon ordinateur.
C’est lors de mes entretiens que ressurgirent ces questionnements alors que, malgré tous mes efforts, je n’arrivais pas à me rapprocher de l’expérience de mes interlocuteurs. Encore une fois, leurs récits étaient inépuisables, généreux et formateurs, mais certains détails semblaient manquer, m’empêchant de bien comprendre leur réalité. En effet, il y a de ces éléments tels que les expériences et les émotions vécues qui ne peuvent se réduire à une posture discursive (Beatty, 2010). C’est ainsi que, portée par ces réflexions, je me suis tournée vers les idées de Classen (1997) et de Howes (2006) en optant pour une approche incorporant une considération sensorielle. Je devais donc entreprendre mon retour sur le terrain en octobre 2022 sous un nouvel angle. Armée d’un courage que je ne me connaissais pas, je fis l’impensable et je décidai de prendre part au jeu, aux côtés parfois des animateurs, mais surtout des participants.
Ethnographie entre les hurlements d’horreur et les éclats de rire
Il va sans dire que le mois d’octobre 2022 fût un mois chargé en émotions. Empruntant aux idées de l’ethnographie sensorielle (Pink, 2015), j’ai revu ma manière de faire de l’ethnographie en plaçant les expériences multisensorielles au cœur de mes observations et de mes rencontres. Cette nouvelle posture, immersive, nécessitait que je m’engage sur ce terrain. Mon expérience personnelle devenait une partie intégrante de ma démarche, en constante interaction avec celle des autres personnes qu’il m’était donné de rencontrer. J’ai ainsi incorporé chacune des activités que j’ai eu la chance d’observer. Aux côtés des organisateurs et des acteurs, j’ai d’abord pu me familiariser avec les lieux et les stratégies pour terroriser les participants. J’étais aux premières loges pour expérimenter cet éclair de peur qui traverse le regard des participants, mais qu’aucun animateur n’avait su trouver les mots pour décrire. En effet, lors de précédents entretiens, je remarquais que la réponse unanime chez ces créateurs de l’expérience était : « la peur, ça se voit dans leurs yeux, c’est tout… ».
Aux côtés des participants, j’ai navigué au sein des différents parcours immersifs et vécu au même rythme qu’eux les supplices qui se présentaient à nous. Chaque soir, je me laissais « affecter » (Favret-Saada, 1990). Je pouvais sentir toutes les odeurs putrides ou ferreuses, toucher des substances tantôt gluantes tantôt sanglantes, j’ai été agrippée et injuriée… Au centre des trames sonores à thématique d’horreurs et des hurlements plus ou moins lointains, j’ai fait la découverte des éclats de rire et des taquineries. Cette confrontation me ramena à cette notion qui m’était si chère au début de mon parcours doctoral et que j’avais égarée avant de me lancer dans ces aventures : celle du divertissement et du plaisir.
À chacune de mes immersions nocturnes, mon corps devenait un outil clé dans ma démarche. Cette posture participative nécessitait sans contredit un effort réflexif constant pour me maintenir dans l’esprit d’une recherche. Au-delà des cinq sens, je portais une attention particulière à mes propres réactions physiques et physiologiques que je tentais par la suite de décortiquer. J’y ai déniché de nouvelles perspectives pour envisager « l’après » de ces activités tant dans l’immédiat qu’à moyen et long terme. J’avais l’impression de mieux comprendre cette extase dont on m’avait parlé et qu’il m’avait été donné d’observer à distance l’année précédente. En contrepartie, j’ai été confrontée à l’occasion à quelques réflexions personnelles plus profondes et sombres remettant en question ma santé mentale. Était-il normal de subir tout ça, et d’aimer ça ?
Toutes ces expériences ont été bénéfiques pour la poursuite de mon terrain. D’abord, cette base partagée m’a donné l’impression d’avoir aux yeux de mes interlocuteurs (animateurs, organisateurs et participants) une nouvelle légitimité, comme si je faisais partie des leurs. Les approcher m’apparaissait certainement plus facile, et ils étaient plus nombreux à me proposer d’autres activités. De plus, ces immersions nocturnes ont su nourrir mes entretiens, mes discussions informelles et même mes premières analyses. Plutôt que d’aborder l’expérience de manière large et, avouons-le, très abstraite, j’étais plus à même de cibler certaines parties de l’expérience, facilitant les échanges avec mes interlocuteurs. Certaines discussions ont même ouvert la porte à explorer leur propre rapport à l’activité, abordant notamment les notions de douleur, d’humiliation, de plaisir et de fierté. Cela m’a également amenée vers de nouvelles pistes de réflexion par exemple, sur les discours de mes interlocuteurs me permettant d’aborder avec plus de prudence les données collectées lors d’entretiens précédents. De plus, par une présence sur les médias sociaux, j’ai entamé des réflexions entourant la manière de mettre en scène l’expérience qui avait été vécue.
Conclusion
Cette observation participante menée au sein des expériences immersives d’horreur fut l’élément qui me permit d’approfondir ma compréhension de mon sujet d’étude. Évidemment, je ne peux prétendre avoir vécu la même chose que les autres participants avec qui j’ai partagé momentanément mes soirées. Ma connaissance préalable des lieux, du scénario et de l’équipe, additionnée à un nombre incalculable de répétitions des parcours, m’empêchait de vivre de réelles surprises et ce sentiment d’angoisse à l’idée de découvrir ce qui se cache derrière la prochaine porte. Cette immersion a cependant nourri mes réflexions et mes discussions en plus de me permettre d’expérimenter de nouvelles perspectives méthodologiques. Je m’attaque maintenant au nouveau défi qui consiste à présenter toutes ces informations sans tomber dans le sensationnalisme. La manière de rendre compte des expériences sensorielles vécues «hantera» mon esprit dans les mois à venir… ce qui changera des monstres!
Date du terrain : Janvier 2021 à Décembre 2022
Direction de recherche : Martin Hébert
Programme d'études : Doctorat en anthropologie
Bibliographie :
Beatty, A. (2010). How Did It Feel for You? Emotion, Narrative, and the Limits of Ethnography. American Anthropologist, 112(3), 430-443. http://dx.doi.org/10.1111/j.1548-1433.2010.01250.x
Carroll, N. (1990). The philosophy of horror, or Paradoxes of the heart. Routledge.
Classen, C. (1997). Fondations for an anthropology of the senses International Social Science Journal, 49(3), 401-412. http://dx.doi.org/10.1111/j.1468-2451.1997.tb00032.x.
Favret-Saada, J. (1990). Être affecté. Gradhiva: Revue d'Histoire et d'Archives de l'Anthropologie, 8(1), 3-9.
Howes, D. (2006). Charting the Sensorial Revolution. The Senses and Society, 1(1), 113-128. http://dx.doi.org/10.2752/174589206778055673
Leffler, Y. (2000). Horror as pleasure: the aesthetics of horror fiction. Almqvist & Wiksell.
Kerr, M. (2015). Scream: Chilling adventures in the science of fear. PublicAffairs.
Pink, S. (2015). Doing sensory ethnography (2nd ed.). Sage.
Scrivner, C., Andersen, M. M., Schjødt, U., & Clasen, M. (2023). The psychological benefits of scary play in three types of horror fans. Journal of Media Psychology, 35(2), 87–98. https://doi.org/10.1027/1864-1105/a000354