Lorsque je me suis engagé dans mes études de deuxième cycle, j'avais comme objectif d'étudier comment les réfugiés karen vivent dans les camps en Thaïlande. J'avais visité le pays à plusieurs reprises et j'avais eu vent de l'existence de ces camps le long de la frontière thaïe-birmane. Ma curiosité avait été piquée.

Malheureusement, avant même de quitter le Québec, des obstacles de taille se sont vite présentés à la réalisation d'un travail de terrain avec des réfugiés en Thaïlande. En effet, la Thaïlande refuse de reconnaître la présence de réfugiés sur son territoire. Il était donc peu probable que j'obtienne un visa pour les étudier. De plus, l'accès hautement régulé à ces camps et l'absence d'information quant à leur emplacement m'empêchaient de planifier mon travail de terrain et même d'avoir une quelconque certitude de la faisabilité de mon projet.

À regret, j'ai dû abandonner cette idée, présentant plutôt un projet de recherche intitulé «De l'indigénisation du néolibéralisme: Les stratégies de subsistance des Karen de Thaïlande». Puisque des villages karen sont établis en Thaïlande depuis plusieurs siècles, leur étude n'est pas politiquement sensible. Ainsi, j'ai pu m'associer à une université thaïlandaise qui m'a aidé à obtenir un visa et à trouver un village où passer l'été.

J'ai été généreusement hébergé dans un petit village à majorité karen situé sur la frontière thaïe-birmane. Mes premiers jours ont été consacrés à me familiariser avec cet environnement. Lors d'une promenade, je me suis arrêté à un petit quai. 

L'activité qui animait le lieu tranchait avec l'atmosphère générale du village. Je me suis dit que l'endroit était idéal pour faire une séance d'observation. Je me suis donc assis et j'ai regardé. Un homme est vite venu me parler. Il faut dire que mon teint blanc et mes cheveux roux ne passent pas inaperçus dans les campagnes thaïlandaises. J'ai gentiment répondu à ses questions, insérant ici et là les miennes. C'est à ce moment que j'ai appris que la plupart des bateaux faisaient la navette avec deux autres villages en aval. Je ne connaissais pas ces villages, mais en bon anthropologue, j'ai noté leurs noms et j'ai laissé mon interlocuteur amener notre discussion vers d'autres sujets. De retour à ma chambre, je me suis connecté tant bien que mal à internet pour chercher ces deux villages sur Google Map. Même le tout puissant Google ne les connaissait pas! J'avais cependant le désagréable sentiment de connaitre ces noms. Par tout hasard, j'ai vérifié le site de TBC, le principal organisme gestionnaire des camps. C'est avec grande excitation que j'ai réalisé qu'il était en fait question de deux camps de réfugiés.

Ma curiosité était piquée à vif. Je ne pouvais plus ignorer la question des réfugiés. Mais comment étudier leur mode de vie s'ils ne font que passer par le village où je me trouve? Un fait par ailleurs d'autant plus intrigant que les réfugiés n'ont pas le droit en Thaïlande de circuler hors des camps. Je devais trouver un moyen d'entrer dans ces camps.

Spontanément, j'ai quitté le village pour aller rendre visite à TBC et voir s'ils pouvaient m'aider. Peinant à comprendre les adresses en Thaïlande, je me suis retrouvé à arpenter un petit quartier résidentiel à la recherche de leurs bureaux. C'est un passant qui m'a finalement indiqué un petit bâtiment sans enseigne. TBC ne pouvait m'aider. Cependant, un employé me griffonna un plan m'indiquant les bureaux du KRC, le Karen Refugee Committee, qui pouvait peut-être m'aider. Après avoir viraillé dans les rues et ruelles de la ville, je suis arrivé devant une maison toujours sans enseigne qui correspondait approximativement à ce qui m'avait été décrit. J'ai cogné. À ma grande surprise, j'étais à la bonne adresse. Un employé était heureux de discuter avec moi, mais il semblait éviter l'éventualité d'une visite des camps. Sans détour, je lui ai donc demandé comment faire pour y avoir accès. Il m'a expliqué la procédure et je lui ai dit que je reviendrais le lendemain avec les papiers nécessaires. Il a accepté. J'ai ainsi obtenu ma première permission de 3 jours pour visiter un camp de réfugiés. J'étais des plus heureux.

Pour moi, lors de cette première visite, chaque minute comptait. Je ne savais pas si j'aurais l'occasion d'y revenir. Chaque jour, j'ai arpenté de long en large l'entièreté du camp. Je parlais avec quiconque voulait bien m'adresser la parole. La veille de mon départ, j'ai rencontré par hasard le directeur d'une école du camp. Il avait besoin d'un professeur d'anglais à partir du mois d'août. Je ne me sentais pas particulièrement à l'aise à prendre une telle responsabilité, mais l'occasion était trop belle pour la laisser passer. À ce moment, j'ai pris la décision de me pencher sérieusement sur la question des réfugiés karen. J'étais encore plus heureux, s'il s'en pouvait.

Prudent, de retour au village où tout a commencé, j'ai continué à étudier les stratégies de subsistance (Chambers et Conway 1991) des Karen y vivant, en attendant le mois d'août. Mon plan était d'apprendre à connaitre les gens au fil de discussions informelles et de séances d'observation participante et d'éventuellement faire des entrevues formelles avec les plus bavards (DeWalt et DeWalt 2011). Il est cependant vite devenu évident que ce plan ne pouvait fonctionner. La majorité des Karen de ce village ne parlent que très peu le thaï, qui plus est avec un fort accent et la bouche souvent pleine de chique. Des conditions que ma maîtrise relative de la langue thaïe ne pouvait gérer. Cette constatation me plongea dans un abattement profond, qui ne fut pas atténué par la pénible recherche d'un interprète qui s'en suivit.

Après deux semaines de recherche, j'ai finalement été mis en contact, par le biais de rencontres fortuites, avec un jeune étudiant karen lui-même réfugié habitant hors des camps. Mon bonheur revint presque instantanément au moment où il accepta de me rencontrer. Je suis allé le rejoindre dans la ville où il faisait ses études et profitant de son réseau de contacts, j'ai pu faire quelques entrevues avec des réfugiés vivant hors des camps. Je n'aurais pu être plus comblé. Ensemble, nous sommes retournés au village pour faire des entrevues formelles portant sur les stratégies de subsistance des Karen vivant en Thaïlande. Il s'avéra que plusieurs personnes que je côtoyais quotidiennement étaient en fait des réfugiés. L'abattement que j'avais vécu quelques semaines auparavant était désormais loin derrière moi. J'étais comblé.

Or, le travail avec un interprète est loin d'être facile. La littérature à ce sujet est abondante et unanime: les propos du répondant sont toujours transformés par l'interprète, de manière volontaire ou non (Borchgrevink 2003; MacKenzie 2016). Dans mon cas, il était souvent évident que les propos rapportés étaient résumés et des détails omis. Je devais constamment inciter mon interprète à me donner plus de détails et l'encourager à prendre des notes pour éviter d'interrompre le répondant à tout moment. De plus, parfois, mon interprète ne comprenait pas mes questions ou mon accent et parfois il ne savait simplement pas comment traduire ce qui lui était dit en karen. J'ai dû apprendre à insister poliment sur certaines choses et à en laisser aller d'autres. J'ai retravaillé à maintes reprises mon canevas d'entrevues pour le rendre plus fluide et plus facile à suivre (Olivier de Sardan 2008). J'ai aussi misé sur la triangulation pour contrevérifier et approfondir les données obtenues par ces entrevues, notamment avec l'observation, un plus grand nombre d'entrevues faites avec une diversité d'interprètes et demander à un interprète différent de transcrire mes entrevues.

Au début du mois d'août, je suis retourné dans le camp visité précédemment pour y enseigner l'anglais pour trois semaines, mon billet d'avion de retour m'obligeant à garder mon séjour assez court. Mon expérience d'enseignement et de vie dans un camp de réfugiés fut éprouvante, mais grandement enrichissante. Beaucoup de réfugiés parlent un peu l'anglais, en raison de leurs études dans les camps et de leurs contacts avec les organismes humanitaires. J'ai donc pu avoir une expérience d'observation participante riche et stimulante. Mon interprète n'a pu me suivre dans le camp, mais heureusement j'ai rapidement rencontré un autre étudiant qui est vite devenu mon interprète pour une série d'entrevues formelles. Les problèmes rencontrés avec cet interprète ont été les mêmes qu'avec le précédent, mais j'ai pu croiser les informations obtenues par son intermédiaire avec mes observations et des discussions informelles.

Finalement, après ces nombreux détours et grâce aux généreuses personnes rencontrées pendant mon travail de terrain, j'en suis venu à modifier une dernière fois ma question de recherche, cette fois pour prendre en considération les inquiétudes actuelles des réfugiés, maintes fois répétées lors d'entrevues et de discussion informelles (Jacobsen 2002). Ainsi, la question qui oriente maintenant mon mémoire est: Comment les réfugiés karen vivant du côté thaï de la frontière thaïe-birmane (ré)organisent leurs stratégies de subsistance dans un contexte de réduction de l'aide humanitaire?

Outre prévoir plus de temps, je ne changerais que peu de choses à mon expérience. J'ai dû apprendre à m'adapter, écouter, oser, être patient et faire confiance. Cela a impliqué son lot d'incertitude, de stress, de découragement et, dans un environnement où la culture et la langue m'étaient inconnues, des moments d'ennui et de profonde solitude, mais aussi de grandes joies et de fierté. Je suis convaincu que c'est la capacité à surpasser ces embûches et ces obstacles qui donne toute sa valeur au travail de terrain. Après tout, c'est grâce à ces détours, ces apprentissages accidentels, ces rencontres fortuites de personnes extraordinaires que j'ai réussi à mener à bien mon travail de terrain et à faire cheminer mes intérêts de recherche vers quelque chose de pertinent et significatif autant pour moi que pour ces gens que je n'oublierai jamais.

Dates du terrain : Été 2017

Programme d’études : Maîtrise en anthropologie

Direction de recherche : Jean Michaud

Bibliographie

BORCHGREVINK, Axel, 2003, «Silencing language: Of anthropologists and interpreters», Ethnography, 4, 1: 95-121.

CHAMBERS, Robert et CONWAY, Gordon R., 1991, «Sustainable rural livelihoods: practical concepts for the 21st century», Institute of Development Studies Discussion Paper, 296.

DeWALT, Kathleen M. et DeWALT, Billie R., 2011, Participant Observation: A Guide for Fieldworkers, 2nd édition, Lanham, New York, Toronto et Plymouth: Altamira Press.

FINK, Christina, 2001, «Introduction»:ix-xliii, in San C. Po, Burma and the Karen, Bangkok: White Lotus.

FINK, Christina, 2009, Living Silence in Burma: Surviving under Military Rule, 2nd édition, Chiang Mai: Silkworm Books.

JACOBSEN, Karen, 2002, «Livelihoods in Conflict: The Pursuit of Livelihoods by Refugees and the Impact on the Human Security of Host Communities», International Migration, 40, 5: 95-123.

MacKENZIE, Catrina A., 2016, «Filtered meaning: appreciating linguistic skill, social position and subjectivity of interpreters in cross-language research», Qualitative Research, 16, 1: 167-182.

McCONNACHIE, Kirsten, 2014, Governing Refugees: Justice, Order and Legal Pluralism, Oxfordshire et New York: Routledge.

OLIVIER DE SARDAN, Jean-Pierre, La rigueur du qualitatif : Les contraintes empiriques de l'interprétation socio-anthropologique, Louvain-la-Neuve: Academia-Bruylant.

RENARD, Ronald D., 2003, «Studying peoples often called Karen»: 1-15, in Claudio O. Delang (Ed.), Living at the Edge of Thai Society: The Karen in the Highlands of Northern Thailand, Londres et New York: Routledge.