Rat des villes, rat des champs…
Les relations entre la ville et la campagne ont toujours été au cœur de mes travaux de recherche et de mon enseignement (anthropologie urbaine, paysanneries et mondialisations…). Par exemple, ma thèse de doctorat portait sur les stratégies résidentielles et économiques développées par la paysannerie du Mexique dans le contexte de l’expansion urbaine; elle a révélé que ceux et celles que l’on associe à la Révolution mexicaine et à la petite production agricole ont des trajectoires occupationnelles et des identités multiples qui ne relèvent pas nécessairement du monde rural et que la rente foncière urbaine peut devenir pour eux un enjeu mobilisateur.
Après l'obtention de mon doctorat (1997), j’ai mené des recherches subventionnées sur différents sujets qui concernent tous, d’une manière ou d’une autre, des alternatives aux discours et aux pratiques économiques hégémoniques, ayant cours dans des espaces ruraux et urbains: agriculture urbaine, maisons intergénérationnelles, produits du terroir, alimentation de proximité, transformation des pratiques de consommation et des systèmes alimentaires.
Mes travaux de recherche se sont déployés au Québec et au Mexique. Ils relèvent, en grande partie, de l’anthropologie économique et de l’anthropologie de la consommation et l’économie politique est l’approche théorique que je privilégie.
De l’agriculture urbaine au système alimentaire régional, en passant par le terroir et les pratiques de consommation, au Québec et au Mexique…
Lors de mes études postdoctorales (1998-1999), puis à l’occasion d’une recherche sur les nouvelles formes de production et d’échange non monétaire mises de l’avant par des organisations communautaires mexicaines et québécoises (FQRSC, 2001-2004), j’ai exploré le champ de pratique de l’agriculture urbaine d’autoproduction, alors en émergence comme objet de recherche, dans les pays du Nord. J’ai réalisé une étude de cas comparative qui m’a permis de systématiser les apports et les limites de ce genre d’initiative, en tenant compte de leur association avec le mouvement communautaire local ou l’intervention sociale de développement visant à réduire l’insécurité alimentaire des ménages en situation de pauvreté. Les enjeux associés à une présence importante de femmes dans des activités non rémunérées contribuant d’une certaine manière à réifier leur rôle de genre, malgré le caractère novateur de l’activité, ont aussi été abordés dans l’article L’agriculture urbaine au sein des jardins collectifs québécois. Empowerment des femmes ou "domestication" de l’espace public? issu de ces recherches.
En 2002-2003, par le biais de son programme de subventions de recherche, la Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL) m’a permis, avec l’aide de plusieurs étudiantes et étudiants en anthropologie (Samuel Legault, David Poirier, Charles Bergeron, Etienne Carbonneau et Jean-Frédéric Lemay) de mener une enquête intitulée La cohabitation intergénérationnelle et le logement supplémentaire dans les banlieues de Québec : projets de familles et règles d’urbanisme. Cette recherche visait à identifier les motivations des ménages à tenter cette expérience, les difficultés rencontrées pour mener à bien leur projet ainsi que les impacts de la cohabitation sur la vie quotidienne des membres des ménages impliqués. En d’autres mots, il s’agissait de documenter les dynamiques sociales familiales qui entrent en jeu lorsque l’option de l’ajout d’un logement supplémentaire en vue d’une cohabitation intergénérationnelle est mise de l’avant. Cette recherche devait également permettre de constater comment, et dans quelle mesure, les règlements municipaux en matière de zonage interviennent dans les stratégies résidentielles des ménages désireux d’expérimenter le logement de proximité en maison intergénérationnelle. Un troisième objectif consistait à formuler des recommandations eu égard à d’éventuels programmes publics d’appui aux ménages désireux d’ajouter un logement, pour des fins de cohabitation intergénérationnelle, à une maison unifamiliale.
Une enquête qualitative a été menée auprès de responsables de l’urbanisme dans cinq arrondissements ou municipalités de la conurbation de Québec afin d’obtenir des renseignements sur la réglementation municipale et les avantages et inconvénients perçus eu égard à ce type d’arrangement résidentiel. En outre, des entretiens semi directifs ont été réalisés auprès de 36 personnes, appartenant à 26 ménages, membres de 15 familles distinctes ayant expérimenté la cohabitation intergénérationnelle dans des maisons unifamiliales réaménagées à cette fin. Les témoignages recueillis ont trait aux motivations, aux démarches effectuées, aux difficultés rencontrées et aux avantages et inconvénients perçus avant et après la cohabitation. Le rapport issu de cette enquête a été publié par la SCHL et un article paru dans Recherches féministes en est issu.
Poursuivant ensuite mes travaux sur l’agriculture urbaine j’ai mené, dans le cadre d’une recherche subventionnée par le Centre de recherche et d’information pour le développement de l’économie solidaire (www.crides.org) rattaché au Réseau québécois de recherche partenariale en économie sociale, et avec la collaboration des étudiants de 2e cycle Geneviève Olivier d’Avignon et Vincent Galarneau, une recherche qui a débouché, dans un premier temps, sur la publication du Répertoire des jardins partagés des régions de Québec et Chaudière-Appalaches.
Le but de cette recherche était double: d’une part, documenter les retombées sociales des jardins communautaires et collectifs; par ailleurs, offrir à toute personne intéressée, et aux décideurs publics, un outil de référence accessible leur permettant de constater, photos à l’appui, l’intérêt suscité au sein de la population régionale par l’autoproduction alimentaire en milieu urbain. Les résultats de cette recherche ont aussi été publiés dans la revue VertigO.
Par ailleurs, grâce à un financement du programme «recherche innovante» du FQRSC (2007-2008), j’ai mené une recherche participative avec de jeunes étudiantes et étudiants du secondaire résidant à Québec ainsi qu’à Salvatierra et à San Luis de la Paz, dans l’État de Guanajuato, au Mexique. Nous avons documenté ensemble les transformations des pratiques quotidiennes de consommation alimentaires, vestimentaires et de loisir propres à trois générations différentes, en milieu rural et urbain. Chantal Dutrisac, étudiante au baccalauréat et Eric Champoux, étudiant gradué, ont fortement contribué au succès de cette recherche. Le rapport est disponible en ligne.
J’ai réalisé, dans le cadre d’un second volet du même projet, une évaluation des initiatives mises en place par l’organisation communautaire CEDESA (Centro de Desarrollo Agropecuario), localisée dans la ville de Dolores Hidalgo, au Guanajuato, pour mettre en place des filières d’approvisionnement de proximité qui permettraient à la petite paysannerie régionale d’écouler les surplus de leurs activités d’autosubsistance sur le marché urbain régional.
Dans le cadre des activités du Centre régional d’information pour le développement de l’économie solidaire (CRIDES), j’ai dirigé entre 2007 et 2009 une recherche prenant pour objet les réseaux d’échange de proximité québécois. S’agissant d’une recherche partenariale, l’objectif était d’évaluer les retombées économiques et sociales de ces marchés alternatifs. J’avais déjà effectué, en 2001-2002, un premier inventaire des systèmes d’échange de proximité québécois ainsi que trois études de cas dans différentes régions du Québec: la Ruche, initiative du centre femmes de Cap-à-l’Aigle, le barter club du Projet Genèse à Montréal ainsi que le Jardin d’Échange Universel (J.E.U) des Cantons de l’Est. Cette première étude avait été réalisée avec l’aide de deux auxiliaires de recherche, Etienne Carbonneau et Joëlle Gauvin-Racine, et en mobilisant une méthodologie essentiellement qualitative basée sur des études de cas. Au cours des années qui ont suivi, plusieurs autres initiatives ont vu le jour dans différentes régions du Québec. Six ans plus tard, j’ai choisi de mener une enquête par questionnaire afin de rejoindre un plus grand nombre d’adhérents. Geneviève Olivier d’Avignon et Eduardo Gonzalez Castillo m’assistèrent dans cette tâche. En l’occurrence, quelque 390 questionnaires, issus de membres appartenant à douze réseaux d’échange différents, nous furent retournés. Plusieurs publications ont fait suite à ce projet, dont un article paru dans la Revue internationale de l’économie sociale.
Un autre volet de mes recherches concerne la question du terroir. Grâce à une subvention du CRSH (2007-2010), j’ai pu mener un projet intitulé Mise en valeur des terroirs et filières d’approvisionnement en contexte de globalisation: le cas des fromages fins au Québec. Les questions centrales auxquelles s’adressait ce projet sont: d’où vient l’intérêt apparemment partagé entre producteurs, consommateurs, et autres acteurs de la scène agroalimentaire québécoise pour les produits et les fromages dits du terroir, qui n’ont pas toujours connu l’engouement actuel dont ils font l’objet depuis quelques années? Que représentent-ils pour ces différents acteurs sociaux? Quels tensions ou conflits les divisent? Bref, mis à part les éléments liés à la conjoncture structurelle évoquée plus avant, sur quoi la valeur attribuée à ces produits repose-t-elle? Chez les consommateurs, cherche-t-on en se les procurant à se distinguer par notre bon goût, à être solidaires de petits producteurs, à résister à la mondialisation? En d’autres termes, comment le régime de valeur (Appaduraï 1986) au sein duquel sont créés, circulent et sont consommés les produits agroalimentaires dits du terroir a-t-il évolué au Québec? L’étude visait à appréhender de manière systématique les processus de construction du régime de valeur qui caractérise la filière des produits régionaux, dits du terroir, en prenant en compte la contribution particulière des différents acteurs impliqués dans la production, la distribution, la mise en marché et la consommation de ces produits au Québec. J’ai pu identifier les éléments matériels et symboliques qui contribuent à rendre ces marchandises désirables dans le contexte social, culturel, économique et politique du Québec contemporain - voir l’article sur le sujet paru dans Cuizine en 2010.
La recherche terrain s’est déployée principalement dans la région de Chaudière-Appalaches. Outre les données de seconde main ayant trait à notre objet de recherche, l’entretien semi-dirigé et la tenue de groupes de discussion avec des consommateurs et des consommatrices constituent les principales techniques de collecte de données mobilisées. Plusieurs étudiantes et étudiants de premier cycle ont pris part à ce projet. Léa Gerber, Fabienne Boursiquot, Stéphanie Bégin et Frédérick Nadeau ont tous, à des degrés plus ou moins importants, mis la main à la pâte (ou plutôt sur le fromage!), en participant à la collecte de données réalisée auprès de fromagères et de fromagers, de détaillants et de restaurateurs, pour ne nommer que ces catégories d’informateurs. L’article Artisans du pays et imaginaires fromagers: la qualification des fromages fins du Québec comme produits de terroir, paru dans la revue Anthropologie et Sociétés en 2013, rend compte des résultats de cette recherche.
De 2010 à 2012, j’ai été impliquée dans un projet piloté par Equiterre: Mangez frais, mangez près – comment les initiatives de circuits courts contribuent aux saines habitudes de vie, qui avait pour but d’évaluer les contraintes qui ralentissent le développement de différents types de circuits courts de commercialisation des produits maraîchers au Québec. On appelle communément « circuits courts » les filières de mise en marché et d’approvisionnement qui impliquent l’intervention d’au plus un intermédiaire entre les producteurs et les consommateurs. Les kiosques à la ferme, les marchés publics, l’agriculture soutenue par la communauté et les réseaux du genre « Marché de solidarité régionale », qui offrent aux consommateurs et aux consommatrices la possibilité de choisir en ligne des aliments produits dans leur région, sont tous des exemples de circuits courts. Les résultats de la recherche devaient permettre de proposer des stratégies ou des modèles novateurs, adaptés aux réalités des producteurs maraîchers et accessibles à l’ensemble des consommateurs. Équiterre a poursuivi ses efforts de mise en place de projets qui favorisent les circuits alimentaires courts, en milieu institutionnel, notamment.
Une nouvelle phase de recherche, centrée davantage sur la région de Québec, a débuté en 2012 avec l’obtention d’une subvention du CRSH (Savoir 2012-2014) qui m’a permis, avec la collaboration de Sabrina Doyon (anthropologie) et Carole Després (architecture), de réaliser le projet Manger «local» dans la Communauté métropolitaine de Québec: relocalisation des systèmes alimentaires et ville durable. Ce projet interdisciplinaire consistait à examiner l'offre alimentaire de proximité dans la Communauté métropolitaine de Québec (CMQ). Parallèlement à la multiplication, depuis une dizaine d’années, des initiatives et des dispositifs de mise en marché et d'approvisionnement en « circuit court », l'alimentation locale est devenue un véritable enjeu de société. C'est précisément aux initiatives issues de cette mouvance que s'intéressait ce projet, qui cherchait à répondre aux questions suivantes. Quels buts, quelles aspirations animent les promoteurs et les usagers des dispositifs de mise en marché et d'approvisionnement offrant des aliments locaux? Comment ces dispositifs sont-ils distribués sur le territoire de la CMQ? Dans quelle mesure sont-ils accessibles, économiquement et physiquement, à la population de Québec? Qui sont les personnes y ayant recours (les usagers)? Quel sens et quelle valeur les consommateurs et les producteurs qui les fréquentent accordent-ils à ces dispositifs et aux produits qui y circulent?
La recherche a permis de répertorier et caractériser les dispositifs de mise en marché permettant aux consommateurs de se procurer des aliments «locaux» sur le territoire de la CMQ; de cartographier ces dispositifs et les déplacements effectués par les producteurs et les consommateurs qui les fréquentent; de décrire la condition socio-économique et les pratiques de mobilité des usagers et de réaliser une ethnographie de la «rencontre» qui permette de la qualifier sur les plans éthique, esthétique et politique. Des entretiens ont permis d’identifier différentes acceptions de la notion de produit « local ». Pour plus de détails concernant ce projet, on peut se rendre sur le portail interactif: http://www.mangerlocalquebec.info/.
Si Manger local s’intéressait, essentiellement, à la mise en marché en circuit court, le projet partenarial et transdisciplinaire dont j’ai assumé la direction de 2016 à 2020, Vers une alimentation territorialisée et durable: Une recherche participative pour comprendre le système alimentaire de Québec (CRSH Développement de partenariats, 2016-2019) consistait pour sa part à caractériser le système alimentaire régional, tout en apportant des réponses aux questions suivantes: Comment le système alimentaire est-il structuré, dans et autour de la Communauté métropolitaine de Québec? Quels aliments produit-on et mange-t-on sur ce territoire? Quelle part des aliments produits dans la région est effectivement consommée dans la région? Quelle distance ces aliments parcourent-ils? Comment la distribution est-elle organisée? Où et comment les résidents s'approvisionnent-ils? Quelles sont les perceptions des consommateurs à l'égard des aliments disponibles? Qui sont les fournisseurs des commerces alimentaires? Quelles entreprises conditionnent ou transforment les aliments frais? Comment les cadres réglementaires en place influencent-ils, actuellement, la structuration et le fonctionnement de ce système alimentaire? Que fait-on des déchets qui sont générés dans le système alimentaire?
Il s’est articulé autour d’activités de recherche, de concertation et de mobilisation des connaissances menées avec des chercheurs et étudiants des 2e et 3e cycles en anthropologie, agroéconomie, aménagement du territoire, droit et nutrition. Quatre co-chercheurs de l’Université Laval y sont associés: Carole Després, architecture et aménagement; Patrick Mundler, agroéconomie; Geneviève Parent, droit; Véronique Provencher, nutrition. Le projet s’inscrivant dans une démarche participative, plusieurs parties prenantes du système alimentaire régional ont collaboré au processus de recherche. Sept étudiantes et étudiants en anthropologie (mais aussi d’autres disciplines) y ont aussi été associés : Mikaël Scattolin, Josyanne Proteau, Augustine Charbonneau, Catherine Riel, Maxime Beaudoin, Laurence Alain, Laurie Morin et Alba Benítez. Pour lire les monographies, les mémoires et les rapports issus du projet, consultez le site systemealimentairequebec.info, un portail créé pour diffuser rapidement les résultats de la recherche et lancé en octobre 2017. Le portrait global du système alimentaire régional, qui tient compte des activités marchandes et non marchandes qui s’y déploient, s’intitule Le système alimentaire de la grande région de Québec, de la production agricole à la gestion des résidus : enjeux, questions, portrait.