Bulletin : Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de proposer ce séminaire ?

O. C. : L’idée m’en est venue en préparant ma conférence pour un colloque qui avait lieu à Montréal, les 22 et 23 mai dernier, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Marx. Puisque les organisateurs ont décidé de le placer sous le signe de la critique, j’ai proposé une conférence portant sur « Marx et le noyau dialectique de la critique ». Mon intervention tournait autour de l’idée suivante : si l’avancée théorique de Marx ne consiste pas à ancrer la critique dans la pensée « du » ou de « la » dialectique - cela, dans la modernité, nous le devons à Kant – elle tient plutôt au déplacement qu’il opère des topoi de la dialectique, ces « lieux » dont les anciens disaient qu’ils cachent ou qu’ils sont en eux-mêmes les arguments dont se soutient un discours. Bref, je voudrais montrer que c’est d’abord par la reconfiguration de la dialectique hégélienne opérée par Marx que la pensée critique se donne un nouveau fondement et s’ouvre à de nouvelles significations. J’insiste cependant sur le fait que jamais une analyse dialectique ne dicte ni ne permet de déduire une position critique ou politique. Par contre, j’ai montré que chez lui, elle ouvre des opportunités à la position critique ou politique. Je crois que c’est d’abord par cette avancée théorique que Marx est destiné à demeurer notre contemporain. Mais dans cette conférence, je n’avais guère le temps d’entrer dans l’analyse de la manière dont la dialectique opère dans Le Capital. Et si tous les 3 ans, j’enseigne le cours d’auteur de premier cycle consacré à Marx, je me suis rendu compte que depuis que c’est le cas, je n’avais jamais consacré un cours entier à son opus magnum. C’est en faisant ce constat que je me suis dit que je devais saisir l’occasion de ce bicentenaire pour proposer carrément un séminaire sur Le Capital. Je l’ai proposé à mon directeur. Il a accepté de le mettre à ma charge cet automne.

Bulletin : Est-ce que vous pourriez me présenter l’idée générale du cours ?

O. C. : Je n’ai pas encore arrêté la manière dont je vais organiser le travail. Je m’attends à ce que les étudiant-e-s de 2e et 3e cycles qui choisissent de le suivre, qu’ils viennent de sociologie ou d’une autre discipline, aient déjà tous et toutes eu un premier contact avec l’œuvre de Marx. Et je crois bien que je ne demanderai pas d’exposés formels aux participant-e-s, comme j’ai l’habitude de le faire. Je demanderai plutôt une participation de tous et toutes à chaque semaine et des interventions régulières à partir de nos lectures communes d’extraits que j’aurais sélectionnés. D’autre part, même si je privilégierai le premier Livre du Capital, le seul qui a été publié du vivant de Marx, nous travaillerons sur des extraits de l’ensemble des quatre Livres. Les trois autres Livres n’ont existé que sous forme de brouillons. Ils ont été intégralement publiés dans une nouvelle édition des œuvres complètes en Allemagne (la MEGA 2), séparés du travail qu’Engels avait effectué sur chacun d’eux après la mort de Marx. Mais ni en français ni en anglais, il n’existe d’édition complète du Capital tel que Marx l’a laissé à sa mort. Par contre il existe bien une édition de très larges extraits choisis à partir du texte original de Marx, celle de Maximilien Rubel dans La Pléiade. C’est elle que nous utiliserons avec des traductions séparées du quatrième Livre.

Bulletin : Est-ce que vous pourriez me raconter votre premier contact avec Marx, et Le Capital plus particulièrement ?

O.C. : Ma première prise de contact avec son œuvre remonte à ma treizième année. Cette année-là j’ai commencé à lire les textes politiques. Dès l’année suivante - nous étions alors en 1968 - je plongeais plus avant dans la découverte de l’œuvre. Je fus projeté dans le tourbillon de la grève dans mon lycée et dans les « évènements » de 68 en dépit de mon jeune âge. Mais je me souviens que je lisais Marx et aussi bien des passages du Capital avec des intérêts qui étaient déjà d’ordre plus théoriques que politiques. Cet intérêt proprement théorique ou philosophique s’est concrétisé une douzaine d’années plus tard quand, vivant au Québec, j’ai entrepris de réaliser un mémoire de maitrise en sociologie sur Marx et Freud. C’est dans le travail de préparation de ce mémoire que j’ai vraiment plongé dans l’œuvre théorique dans son ensemble. À partir de l’hiver 1983, date à laquelle je publiai mon premier article sur Marx, ce travail s’est poursuivi tout au long de ma carrière.

Bulletin : En ce qui concerne l’actualité de Marx, est-ce que vous pourriez m’expliquer l’intérêt de l’étudier aujourd’hui ?

O.C. : Je ne reviens pas sur l’approfondissement de la pensée critique dont j’ai dit qu’il constituait à mes yeux la première raison de voir en Marx notre contemporain. Je voudrais dire d’abord quelques mots de l’intérêt que vous évoquez. La fin du socialisme réellement existant en 1989 et la crise économique de 2007-2008 ont eu des effets majeurs, dont, entre autres, le fait que depuis dix ans, Marx soit revenu en force sur le devant de la scène intellectuelle et ce, dans le monde entier. Articles, colloques, ouvrages, vidéos… et même un très beau film sur le jeune Marx, tout cela manifeste le fait qu’une nouvelle génération aborde Marx en le dégageant des lourdeurs dogmatiques du 20e siècle. De fait, elle l’aborde avec une espèce de fraicheur et de liberté de ton qui sont extrêmement stimulantes. J’ajouterai que ce renouveau de l’intérêt pour Marx s’explique par au moins trois autres raisons que celle que j’ai mentionné d’entrée de jeu.

Tout d’abord, il y a l’autre question proprement théorique qui habite son œuvre et qui concerne la nature de la réalité, comme disait Michel Henry. Pour Marx, les relations réelles entre les pratiques humaines, la manière dont ce réel se tient dans l’apparence, sans jamais pourtant s’y réduire, la façon dont il est habité par les croyances, sans que ces croyances n’en épuisent la manifestation, est une question à la fois philosophique et sociologique, encore parfaitement actuelle, qui traverse toute son œuvre. On peut ajouter qu’à ses yeux, ce sont d’abord les transformations dans les relations réelles entre les pratiques qui sont à l’origine des innovations dans l’ordre des représentations. Cette thèse sert de soubassement à toute l’œuvre sociologique, historique et politique de Marx. Or le thème sur lequel elle porte est encore pleinement d’actualité d’un point de vue proprement théorique.

La seconde grande raison de son actualité tient au fait que, d’une certaine manière, le monde décrit par Le Manifeste Communiste de 1848 ressemble bien davantage au monde de 2018 qu’à celui, disons, de 1948. Le communisme est réellement devenu un spectre alors que la mondialisation, l’amenuisement de la capacité des États à gérer leur économie nationale contre les intérêts du capital corporatif et la financiarisation de l’organisation capitaliste sont devenus des réalités qui s’imposent à nous. Plus spécifiquement, la crise de 2007-2008, a donné une actualité brutale aux thèses de Marx sur le fait que toute crise économique résulte à la fois de l’autonomisation d’une sphère du marché par rapport aux autres et de la négation ou du brusque reflux de cette autonomisation. Elle nous rappelle en outre la distinction conceptuelle absolument essentielle qui traverse l’ensemble du Capital et qui pose que la richesse réelle n’est pas la valeur et que cette dernière ne se confond pas non plus avec la valeur fictive.

Enfin, troisième élément central de l’actualité de Marx, avec la crise écologique qui est d’ores et déjà devenue un problème absolument incontournable du présent, le début du 21e siècle donne un écho tout particulier à ce que disait Marx à propos de la socialisation effective des activités humaines lorsqu’elle est disjointe de la capacité à en assurer la maîtrise consciente et politique. C’est ainsi que sa célèbre analyse du fétichisme de la marchandise, dans le premier chapitre du Capital, conduisait au constat- je vais le dire dans ses mots- que dans la perspective non critique qui épouse le point de vue d’un acteur quelconque du marché, « les relations sociales entre leurs travaux privés apparaissent aux producteurs » sous la forme des relations de valeur entre les produits de ces travaux, les marchandises, et par conséquent non pas comme des relations effectivement sociales, mais comme ce qu’elles sont réellement sur le marché, à savoir « des relations impersonnelles entre des personnes et des rapports sociaux entre des choses ». L’exigence de donner un sens humain et politique à la socialisation effective de nos actes, voilà encore, à mon sens, ce qui fait l’actualité de Marx et du Capital.