Pourriez-vous nous expliquer d’où vous vient votre intérêt marqué pour les questions relatives à la coopération et comment vous les abordez d’un point de vue sociologique?

Je suis Brésilien d’origine. Je suis arrivé au Canada en 1999. À l’époque, je n’étais pas du tout politisé et deux ans après, il y a eu le Sommet des Amériques. J’habitais au centre-ville de Québec et je me suis fait « gazer » avec tout le monde qui était là. Cela a piqué ma curiosité. Pourquoi ces gens étaient là? Pourquoi manifestaient-ils? Que se passait-il? J’ai alors commencé à m’informer et à militer dans divers mouvements sociaux pendant que je poursuivais mes études en économie et en politique, ici, à l’Université Laval.

Après quelques années, j’ai décidé de prendre une distance pour approfondir mes propres réflexions et me concentrer sur mes études, ce qui m’a amené à faire une maîtrise à l’Université York de Toronto et, par la suite, un doctorat en pensée politique à l’Université d’Ottawa. J’ai voulu aller chercher les outils théoriques et conceptuels pour raffiner ma pensée et j’ai alors réalisé que la question la plus urgente pour moi était de savoir comment faire société autrement.

Depuis l’effondrement de l’URSS, la gauche, surtout, tente de trouver de nouveaux modèles de sociétés justes et équitables, capables de concilier libertés individuelle et collective, commun et différence, nature et culture. Mes recherches s’intéressent, d’une part, aux expériences concrètes, citoyennes, de nouvelles formes de coopération, de faire communauté, axées sur des principes comme la démocratie participative, la démocratie économique, le travail collectif, la réciprocité, le soin, le don, l’échange de service et la solidarité. D’autre part, ce qui me motive, est la façon de penser ou de théoriser ces initiatives réelles.

Pendant, mes études doctorales, à l’Université d’Ottawa, j’ai redécouvert un mouvement que je connaissais bien, le Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre (MST) du Brésil. Mais l’image que j’avais du MST était celle d’un mouvement uniquement tourné vers les causes paysannes et articulé autour de la question de la terre. En faisant des recherches, je me suis aperçu que, dès sa fondation, le MST était porté par un véritable projet de société. L’éducation, par exemple, a toujours été une des priorités du Mouvement et on le voit aujourd’hui à travers ses 1 900 écoles primaires et secondaires, publiques et reconnues par le Ministère de l’Éducation, dont la pédagogie est inspirée de Paulo Freire. Mais ce sont les communautés dotées de coopératives de production agricole qui ont attiré mon attention. Dans certaines de ces communautés, comme celle où j’ai réalisé un travail d’enquête étalé sur cinq ans pour ma thèse, la coopérative structure non seulement le travail, mais toute la vie communautaire : les gens habitent, travaillent, se soignent et éduquent leurs enfants sur un même territoire. En effet, la communauté a sa propre clinique de santé dirigée par des médecins brésiliens formés à Cuba, ainsi que ses propres écoles primaire et secondaire d’inspiration freireienne. Cette communauté coopérative fait donc vraiment société, mais à plus petite échelle : elle a son système de santé et d’éducation, elle organise le travail et la vie communautaire, elle a ses loisirs, ses activités culturelles, etc. Dans ma thèse, je reconstruis les 25 ans d’histoire des familles de cette communauté en essayant de comprendre à la fois sa réussite et les soubassements conflictuels dans la construction de ce que j’appelle une « communauté coopérative ». 

Ainsi, j’ai cherché à comprendre comment les pratiques quotidiennes, les récits de vie des personnes et les discours entrent en relations les uns avec les autres en orientant la forme de la communauté, c’est-à-dire ses fondements et ses principes politiques. Cela m’a amené à observer et à réfléchir la question de la subjectivité politique et de la subjectivation, la place du conflit en démocratie, l’action politique, ce que peut représenter une autorité politique, et non pas un autoritarisme, et, enfin, le rapport entre les dimensions politiques et économiques de la vie quotidienne. C’est donc par ces questions de recherche et par cette méthodologie que mon travail rejoint la sociologie. Mon étude, finalement très interdisciplinaire, emprunte à la fois à la philosophie politique, à l’économie politique, à l’ethnographie et à la sociologie.

Voudriez-vous nous parler brièvement des principaux projets que vous menez à l’heure actuelle?

Je suis présentement en train d’essayer de publier ma thèse et j’ai une série d’articles issus de mon travail de terrain qui devrait paraître au cours de l’année. Ensuite, les nouveaux projets que j’entreprends sont intimement liés à l’approche que j’ai développée dans ma thèse. J’y proposais une méthodologie que j’ai appelé la « phénoménologie politique comme méthode ethnographique ». Elle se veut une manière de faire de l’ethnographie, disons, avec un regard sociologique d’un phénoménologue du politique. C’est une approche réfléchie principalement à partir de trois auteurs, soit Maurice Merleau-Ponty, Hannah Arendt et Claude Lefort. L’idée est d’aller sur le terrain avec ce bagage théorique, tout en laissant parler nos observations et nos impressions de la réalité objective. Ce qu’on tente alors de décortiquer ce sont les différentes formes du politique, comment il apparaît, se déploie, contraint, libère, opprime ou émancipe. On portera alors attention aux différents types d’actions politiques des individus, aux réunions de la collectivité, aux façons de travailler, aux relations interpersonnelles, au rôle des leaders de la communauté, mais aussi aux repas et fêtes communautaires, à certains rituels et croyances collectifs, etc. Maintenant, je cherche à voir si cette méthodologie peut s’appliquer à d’autres cas d’études, à d’autres communautés.

L’un de mes projets en cours se déroule également au Brésil, mais avec le Mouvement des travailleurs sans-toit (MTST). Je quitte donc le milieu rural pour me rendre en milieu urbain. Ce mouvement, qui compte 900 000 membres, est l’un des plus mobilisés au Brésil depuis juin 2013, moment des premières manifestations de masse qui pointaient déjà la crise à venir. Ses membres occupent des terrains vacants en ville, construisent des campements autogérés, pratiquent l’agroécologie urbaine, l’échange de services, la démocratie participative, le travail collectif, la réciprocité, l’entraide, etc. Je tente de voir comment on peut regarder cette communauté d’un point de vue politique : que nous dit-elle? Qu’exprime-t-elle comme nouvelles façons de construire une communauté avec des normes différentes?

Je chercherai à faire la même chose en Catalogne, dans une coopérative appelée Coopérative intégrale de Catalogne qui est en réalité une fédération regroupant plusieurs petites coopératives. J’en suis encore à cibler des coopératives puisque la Catalogne est un terrain nouveau pour moi. Je mène ce projet avec le professeur Jonathan Durand Folco de l’Université Saint-Paul à Ottawa.

En dernier lieu, je m’intéresse aussi aux Caisses Desjardins dans un projet que je mène avec le professeur de sociologie économique Jean-François Bissonnette de l’Université de Montréal. Le défi m’apparaît très grand, puisqu’il concerne une communauté éparpillée et composée de différents niveaux de participation. Depuis le début des années 2000, et encore récemment, des controverses ont souvent éclaté relativement au maintien de services en région, à l’autonomie décisionnelle des caisses locales, ou aux pratiques de gestion ayant cours dans d’autres filiales du mouvement. Les Québécois-es ont peut-être des attentes normatives plus élevées envers les Caisses Desjardins qu’envers d’autres institutions financières assumant pleinement leur nature capitaliste. Saisir la nature de ces attentes, comprendre à quoi elles tiennent, et examiner comment elles s’expriment au sein du mouvement, le tout à travers une enquête de terrain, tel serait bien le but de la recherche. Le projet consiste à étudier ce que M. Bissonnette et moi appelons la « vie sociale et politique » des Caisses populaires au Québec, c’est-à-dire non seulement la manière dont elles s’inscrivent dans le tissu des communautés et le rôle économique qu’elles y jouent, mais surtout la façon avec laquelle leurs membres (incluant citoyens ordinaires, employés et cadres) se rapportent à la normativité coopérative qui l’a inspiré à l’origine.

Vous avez d’abord étudié à l’Université Laval avant de vous déplacer vers Toronto et Ottawa dans le cadre de votre maîtrise puis de vos études doctorales. Comment vivez-vous ce retour à l’Université Laval?

À l’époque, quand j’étudiais au baccalauréat, jamais je n’aurais pu m’imaginer revenir ici en tant que professeur. C’est une grande et fort agréable surprise! C’était un peu surréel d’arriver sur le campus pour faire l’entrevue pour mon poste, 10 ans après avoir quitté la ville de Québec. Revenir ici en tant que professeur, c’est une toute autre dynamique : c’est comme si je redécouvrais l’Université Laval sous un autre angle. Je suis extrêmement heureux de revenir ici et particulièrement au Département de sociologie, d’une grande tradition et importance dans l’histoire des idées au Québec, et qui est sans aucun doute celui avec lequel j’ai le plus d’affinités académiques. C’est pour moi un immense privilège d’être ici, d’autant plus que par les temps qui courent, il est plutôt difficile d’obtenir un poste même pour des excellents candidats avec des études postdoctorales. C’est donc pour moi un véritable privilège et un grand honneur de revenir à Québec et à l’Université Laval.

Vous vous préparez à offrir des enseignements au Département de sociologie : pouvez-vous nous présenter un peu plus en détail de quoi il sera question et les principaux sujets que vous comptez aborder?

J’offrirai à l’hiver 2019 un cours de premier cycle siglé SOC-2162 intitulé « Coopération, coopératisme et mouvements sociaux ». C’est un cours d’introduction à la sociologie de la coopération et plus particulièrement au mouvement coopératiste et à ses fondements théoriques. Nous aborderons la question de la coopération telle qu’elle émerge et se développe au 19e siècle à travers le regroupement d’ouvriers en coopératives de travail, mais aussi l’effort assidu de penseurs qui réfléchissent à ces questions, tels que Saint-Simon, Charles Fourrier, Robert Owen, Proudhon, Marx, etc. Il faut se rappeler que le mouvement coopératiste émerge en réaction au développement du capitalisme et à ses effets néfastes sur les travailleurs. En ce sens, le mouvement coopératiste est un mouvement politique à la fois d’alternative et de contestation du nouveau système économique. Nous allons examiner les fondements du mouvement coopératiste, ses origines, les principaux auteurs qui ont théorisé des sociétés utopiques, tout en regardant comment ce mouvement a évolué et s’est transformé dans le temps, à travers des expériences et événements du 20e siècle, tels que les soviets, les kibboutz et les ejidos, mais aussi le contexte politico-économique mondial, comme la crise de 1929. 

Le séminaire de maîtrise et de doctorat, également offert à l’hiver 2019, aborde des penseurs et des expériences plus contemporaines. Celui-ci – dont le sigle est à venir - s’intitule « Communautés politiques, coopération et économies alternatives ». Nous chercherons à voir ce qui se fait, de nos jours en termes d’alternatives socioéconomiques à l’économie de marché. Nous examinerons, bien sûr, où en est le mouvement coopératiste aujourd’hui en regardant, par exemple, des cas d’études comme la coopérative Mondragon au Pays basque. Mais, de manière plus large, nous étudierons plusieurs interventions théoriques, dont le participatory economics (parecon) de Michael Albert, les économies de communauté de Julie Graham et Katherine Gibson, le municipalisme de Murray Bookchin, les utopies réelles d’Erik Olin Wright; nous toucherons également à plusieurs thématiques telles que l’écologie politique, l’écoféminisme, l’écosocialisme, les villes intelligentes (d’un point de vue critique), etc. Il y a tant de manières concrètes et théoriques d’essayer de reconceptualiser une société différente, plus coopératiste, moins individualiste, plus juste!