Bulletin de sociologie : Pourriez-vous décrire votre parcours académique, en mettant l’accent sur ce qui vous a mené vers la sociologie? Quels sont vos intérêts de recherche?

Typhaine Leclerc : J’ai fait mes études de premier cycle à l’Université de New Orleans en Louisiane. Je m’étais d’abord inscrite en études des femmes, un programme interdisciplinaire, et même si j’ai énormément apprécié les cours que j’ai suivis en anthropologie et en littérature, c’est dans les cours de sociologie que j’ai senti que je me retrouvais le plus. Après une ou deux sessions, j’ai donc décidé de déclarer deux majors : sociologie et Women’s, Gender and Sexuality studies. J’ai eu la chance de rencontrer deux professeures qui ont particulièrement marqué mon parcours grâce à des cours sur les enjeux raciaux et les théories féministes, en plus d’un séminaire monté sur mesure sur la pensée radicale et les mouvements sociaux, que j’ai suivi avec trois de mes collègues. De retour à Québec en 2010, j’avais déjà en tête l’idée de faire une maitrise,b    mais je voulais confronter mes apprentissages à la réalité du terrain. J’ai commencé à travailler au Comité des citoyens et citoyennes du quartier Saint-Sauveur et je me suis inscrite à temps partiel au DESS en études féministes qui était alors offert à l’Université Laval. Bien que je n’aie pas terminé mon DESS, l’un des cours obligatoires du programme – Éthique et pratique de la recherche féministe – m’a permis de jeter les bases d’un projet de mémoire. Après cinq ans sur le marché du travail, j’ai quitté mon emploi au Comité et j’ai entamé une maitrise à temps plein en 2015, sous la direction de Madeleine Pastinelli.

BdS : Pourriez-vous présenter votre sujet de mémoire ? Quels résultats principaux s’en dégagent ?

TL : Mon mémoire porte sur les pratiques qui encadrent le partage de la parole dans plusieurs organisations progressistes au Québec, comme l’alternance des tours de parole en fonction du genre, les co-porte-parole homme / femme, les caucus de discussion non mixtes et la garde du senti. Pour explorer comment ce type de pratiques est compris par les militantes et militants des groupes qui les mettent en œuvre, j’ai conduit des entretiens semi-dirigés avec des personnes s’impliquant ou s’étant impliquées à l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ). Un des résultats qui me semble vraiment intéressant, c’est le fait que malgré que ces pratiques soient destinées à favoriser la prise de parole des femmes, ce sont plutôt les hommes qui disent en tirer de la fierté et qui estiment que ces pratiques contribuent à leur sentiment d’appartenance à l’organisation. La notion de division genrée du travail militant, qui est assez centrale dans mon mémoire, permet de mieux comprendre cette apparente contradiction. En effet, les militants ont peu à perdre et beaucoup à gagner à soutenir les pratiques proféministes dans leur organisation. Par contre, pour les femmes, revendiquer ce type de pratiques, les mettre en application et continuellement justifier leur pertinence demande énormément de travail. C’est un travail qui est invisibilisé et sous-valorisé, qui les épuise et les empêche de se concentrer sur d’autres enjeux. Ainsi, bien que les répondantes reconnaissent la pertinence et les effets positifs (surtout au plan individuel) des mesures qui visent à favoriser leur prise de parole, elles déplorent le fait que les mesures utilisées à l’ASSÉ ne suffisent pas à remettre en question la division genrée du travail militant qu’elles y observent.

BdS : Vous avez participé à l’organisation du Colloque étudiant féministe en avril dernier. Comment avez-vous apprécié votre expérience?

TL : J’ai beaucoup apprécié ma participation au comité d’organisation. Ça m’a permis de faire l’expérience, à petite échelle, du travail de conception et de logistique qui se cache derrière les colloques universitaires. Ce type de colloque avait déjà eu lieu en 2010 et 2012 à l’Université Laval alors la Chaire Claire-Bonenfant a fait circulé un appel en 2016 en vue d’une nouvelle édition. Le Réseau Québécois d’études féministes (RéQEF) a soutenu financièrement le Colloque mais on a eu carte blanche par rapport au contenu et à la formule. On souhaitait trouver un thème dans lequel des étudiantes et étudiants d’une multitude de champs d’études pourraient se retrouver. Le thème choisi « Féminismes : Recherches en mouvement(s) » semble avoir atteint cet objectif puisque plus d’une trentaine de participantes (et un participant) de neuf universités et d’autres milieux de pratique et provenant de treize disciplines différentes ont présenté pendant le colloque. Ce fut l’occasion de belles rencontres et de discussions vraiment enrichissantes.

BdS : Est-il possible de concilier vos intérêts politiques et militants à votre engagement universitaire? Comment le faites-vous?

TL : Je crois que c’est tout à fait possible, et que ça peut se faire de plein de façons. Ça peut être de mettre à profit l’horaire assez flexible des études universitaires pour participer aux initiatives de divers mouvements sociaux, par exemple, mais ça peut aussi passer par ce qu’on fait directement comme universitaire. Pour ma part, je m’inscris dans la tradition des études des femmes et de la recherche féministe. L’approche féministe n’est pas une méthode de recherche unique, mais plutôt une posture intellectuelle et éthique qui implique un engagement à tenter de produire des travaux qui auront des retombées positives pour les femmes et les groupes marginalisés. Dans la construction de mon projet de maitrise, l’idée que ça puisse être utile pour les groupes militants qui utilisent des pratiques proféministes ou qui envisagent d’en intégrer à leur mode d’organisation était centrale. J’ai essayé, autant que possible, de rendre audibles des voix et des points de vue qui sont peu entendus, même dans des milieux aux visées progressistes. Au terme de la rédaction, je constate que je n’ai pas atteint l’ensemble des objectifs que je m’étais fixés, mais c’est le propre à la fois de la recherche et de l’engagement militant : ce n’est jamais terminé, il y a toujours place à l’amélioration. Maintenant que j’ai déposé mon mémoire, je veux retourner vers l’organisation sur laquelle je me suis penchée, et plus largement vers les militantes et militants qui s’intéressent aux modes d’organisation des groupes, et rendre disponibles et accessibles les résultats qu’elles et ils m’ont permis de dégager.

BdS : Quels sont vos projets pour la suite?

TL : J’ai commencé cet automne un emploi comme professionnelle de recherche et coordonnatrice du Laboratoire de recherche sur la santé en région de l’UQAR. Je découvre des champs d’études et des disciplines que je connais peu (la ruralité et les sciences infirmières, notamment) et un milieu qui valorise l’interdisciplinarité – je trouve ça vraiment intéressant! À terme, j’envisage de faire un doctorat mais je me donne le temps de trouver un projet et une direction qui me permettraient de m’engager dans ce processus de longue haleine avec enthousiasme et confiance.