Bulletin : Pouvez-vous décrire brièvement vos parcours académique et professionnel, tout en mentionnant ce qui vous a attiré vers la sociologie?

Philippe Corcuff : J’ai été militant très jeune à gauche, à partir de 16 ans. La sociologie s’est présentée comme un prolongement de mes engagements, en offrant de nouveaux outils critiques défatalisant les logiques dominantes et ouvrant la possibilité de transformations sociales. Mais ce prolongement a été un prolongement critique, me permettant de mettre à distance les langues de bois militantes et des préjugés sur le monde social, en étant davantage conscient de ses complications et de ses contradictions.

En commençant ma thèse de sociologie en 1985 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales sur le syndicalisme cheminot, basé sur l’observation ethnographique au sein d’un syndicat local, je me suis d’emblée trouvé à l’intersection de deux courants assez différents théoriquement : la sociologie critique de Pierre Bourdieu (au séminaire auquel je participais) et la sociologie pragmatique que commençaient à élaborer Luc Boltanski et Laurent Thévenot (j’ai été membre de leur laboratoire, le Groupe de Sociologie Politique et Morale, de 1985 à 2003). La recherche de façons de mettre en rapport la critique des contraintes sociales structurelles et les capacités des acteurs est demeurée ensuite un fil important de mes préoccupations théoriques; les discussions critiques entre théories sociologiques se présentant peu à peu comme un des axes de mes recherches ainsi que l’épistémologie des sciences sociales. Au sein du Groupe de Sociologie Politique et Morale, j’ai mené plusieurs terrains sur l’action publique, en contribuant à modéliser deux régimes d’action : un « régime machiavélien », s’intéressant aux logiques tactiques et stratégiques, et un « régime de compassion », inspiré de l’éthique du visage d’Emmanuel Levinas en explorant ce qui échappe au calcul intéressé dans la vie quotidienne.

Je suis maître de conférences de science politique à l’Institut d’Études Politiques de Lyon depuis 1992, avec des enseignements de sociologie et de philosophie politique. D’un pan de mon enseignement, la philosophie politique est aussi devenue un axe de mon activité de recherche, avec des travaux sur Machiavel, Proudhon, Marx, Bakounine, Rosa Luxemburg, Maurice Merleau-Ponty, Emmanuel Levinas, Michel Foucault ou Jacques Rancière. Le dialogue entre sociologie et philosophie s’est imposé, dans ce sillage, comme un de mes axes de recherche; la « seconde philosophie » de Ludwig Wittgenstein constituant un appui clarificateur important dans cette perspective. Ensuite le dialogue sociologie/philosophie s’est élargi à ce que j’appelle les cultures ordinaires (le roman noir, les chansons, le cinéma, les séries télévisées…), en prenant notamment appui sur des cours à Sciences Po Lyon sur le cinéma et sur les séries.

Mes préoccupations de recherche se sont aussi réorientées à partir du début des années 2000 vers la place des individualités dans nos sociétés individualistes-capitalistes. C’est pourquoi j’ai dialogué avec François de Singly et Jean-Claude Kaufmann et que j’ai rejoint leur laboratoire, le CERLIS (Centre de Recherche sur les Liens Sociaux), en 2003.

Bulletin : Quels sont vos projets de recherche en cours et à venir? 

Philippe Corcuff : Immédiatement, je finalise l’écriture de deux livres de théorie politique; la théorie politique étant une branche de la science politique faisant communiquer théorie sociologique à visée principalement analytique et philosophie politique à composantes normatives assumées. Le premier concerne le « côté obscur de la force » contemporaine, particulièrement en France, à travers l’arraisonnement de la critique sociale par des idéologies ultra conservatrices associant discriminations et nationalisme. Cette tendance profite des décrochages en cours entre critique sociale et émancipation. Le livre devrait s’appeler Les dérèglements actuels de la critique sociale. Extrême droitisation conspirationnisme confusionnisme nostalgisme philosophes-rois. Le second explore les possibilités d’ensoleillement, avec pour titre Réinventer l’émancipation. Je m’appuie encore une fois sur la philosophie d’Emmanuel Levinas, et plus particulièrement sur les trois figures de l’évasion, de la caresse et de la singularité d’autrui, afin de dessiner un horizon alternatif aux politiques de l’enfermement identitaire dans l’être. Je vise des politiques d’ouverture et de sortie de l’être à ce qui est autre, en tension avec des repères identitaires relativement stabilisés.

À moyen terme, je travaille à un article pour la Revue française de science politique sur ce que je nomme un « anarchisme méthodologique », c’est-à-dire un décentrement par rapport aux institutions étatiques pour aborder la réalité sociale.

À long terme, j’essaie de formuler une théorie générale de l’individualisme contemporain, à la fois critique et compréhensive.

Bulletin : Pouvez-vous présenter le séminaire que vous donnerez cet été?

Philippe Corcuff : Le séminaire va s’efforcer d’éclairer quelques-unes des dimensions de la critique sociale moderne en Occident. On abordera alors certaines de ses tribulations historiques, depuis ses prémisses avec « la servitude volontaire » d’Étienne La Boétie jusqu’à la sociologie critique de Pierre Bourdieu, les perspectives féministes et décoloniales, en passant par Marx et la théorie critique de « l’École de Francfort ». Mais on se plongera aussi dans quelques-uns de ses problèmes actuels en sciences sociales, dont sont révélatrices les tensions entre la sociologie critique de Pierre Bourdieu et la philosophie de l’émancipation de Jacques Rancière ou entre la sociologie critique et la sociologie pragmatique. On s’intéressera également aux bricolages conservateurs en cours entre critique sociale et discriminations. Éclairage complémentaire : on se penchera sur la double portée critique et existentielle des romans noirs de tradition états-unienne, des films noirs et des séries noires (à partir d’extraits pour les deux derniers). Enfin, on visionnera et on discutera un film de fiction dont j’ai été co-scénariste, se déroulant durant les grandes grèves et manifestations de l’hiver 1995 en France : Nadia et les hippopotames, réalisé par Dominique Cabrera et sélectionné au Festival de Cannes de 1999 dans la section « Un certain regard ».

Bibliographie de Philippe Corcuff (sélection) :

  • Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte (Éditions du Monde libertaire, 2015).
  • Polars, philosophie et critique sociale (avec des dessins de Charb, Textuel, 2013).
  • Où est passée la critique sociale? Penser le global au croisement des savoirs (La Découverte, 2012).
  • Bourdieu autrement (Textuel, 2003).
  • La société de verre. Pour une éthique de la fragilité (Armand Colin, 2002).
  • Les nouvelles sociologies. Entre le collectif et l’individuel (Armand Colin, 2011; 1re éd. : 1995).