« Carte postale d’AÉR »

Att : Dominique Morin

Département de sociologie
Pavillon Charles-De-Koninck
Université Laval
Québec, Canada

Bonjour Dominique. Heureux, par la voie de cette carte postale, de te donner de mes nouvelles.

Ma santé est bonne, et j’effectue un séjour à Séville et à Paris assez surchargé, mais fructueux, cependant que la température est maussade. Évidemment, je parle de la température sociale, qui est plutôt chaude dans les deux villes : de nombreux passages nuageux obscurcissent le tissu social. À météo sociale, ils annoncent maints risques de précipitation de mouvements sociaux, dans un cas sur fond de crise économique et d’incertitude identitaire; dans l’autre, de chômage chronique et de ras-le-bol chez les jeunes.

De fait, un fragment important de la population de la première cité se dit inquiet quant à l’avenir de l’Europe et de leur pays; surtout les élites qui, de mère en fille et de père en fils, se définissent souvent comme les porteurs de la frontière traditionnelle de la culture occidentale, essentiellement chrétienne. Ce discours sur la frontière chrétienne, je l’ai déjà entendu à maintes reprises, notamment dans les Balkans, par exemple à l’occasion d’un colloque sur l’émergence d’une nouvelle société après la dissolution progressive de la Yougoslavie et la guerre du Kosovo, ex-Yougoslavie profondément meurtrie par la guerre civile et l’intolérance religieuse et ethnique. Une lecture du social qui tire ses racines aussi loin que dans le rappel des diverses commémorations des victoires et défaites des guerres ottomanes après la chute de Constantinople; dans le cas de l’Andalousie, aussi loin que dans le rappel de la gloire salvatrice de la Reconquista. Aujourd’hui, à Séville, ils sont nombreux à s’inquiéter des migrations et des risques de conflits identitaires. Ce discours traverse de plus en plus l’Europe, ce qui enlève de l’exclusivité sociologique à l’Autriche, à la Hongrie, voire à la Pologne.

La culture chrétienne est vitale et très vivante à Séville, soutenue et défendue par plusieurs fraternités, notamment celles, complémentaires du point de vue des classes sociales, de la Esperanza de la Macarena et de la Esperanza de la Triana; et protégée aussi par celle, fort active (et fort utile pour une carrière) de la Hermandad de Jesús del Gran Poder. Certes, sur fond de nostalgie, mais pas folklorique pour autant. Et pas nécessairement intolérante, mais très affirmative de ses valeurs. Reste qu’il y a quelque chose de très mignon chez ces élites dont on devine les antécédents historiques au milieu du siècle dernier : le dimanche, après la messe, entre deux tapas consommés par leurs parents, ils sont magnifiques, fiers, ces enfants dont la cravate est discrète et le veston de couleur pastel en harmonie avec les pantalons. Et il y a les copains des fraternités qui se retrouvent. Quel contraste de classe avec les salariés agricoles des villages périphériques, modestes dans leurs tenues vestimentaires, soucieux, eux qui soutiennent leurs fils sans emploi.

Ici, en milieu urbain sur les belles places bornées de nombreuses églises où se retrouvent les élites traditionnelles, la question religieuse est une grande question identitaire. L’esprit est néanmoins très ouvert, quoique García Lorca, assassiné par les franquistes, n’est pas très à la mode. Pour autant, on ne parle pas de Franco. Une défense identitaire encore en rupture avec le travail de mémoire, toujours à faire : 600 fosses communes creusées lors de la guerre d’Espagne, uniquement en Andalousie. De nouveau, quel contraste avec le républicanisme toujours affiché de Cadix, cité assez proche pourtant. Comme quoi la sociologie urbaine est toujours de mise y compris dans sa lecture culturelle du réel au sein d’une même aire culturelle.

Mais il y a aussi les gens extraordinaires, dits ordinaires. Le flamenco, dans sa version la plus populaire et familiale, dont je ne soupçonnais pas le pouvoir critique, est encore présent en milieu populaire, dans les fêtes de quartier. Marqué par la parole improvisée, la vie quotidienne, l’amour et les sentiments, une manière d’être, le flamenco témoigne du vivre ensemble et de l’ouverture à la différence; la dérision est aussi au rendez-vous. Ses origines y sont peut-être pour quelque chose. On change de niveau, on pénètre l’âme, la vie. Bref, difficile de se prononcer quant à l’avenir de cette société très complexe, sensible à l’être, tout en étant rigide sous d’autres aspects; en crise économique, mais aussi en position de défense identitaire.

Curieuse coïncidence : à Paris, j’ai présidé et commenté une séance à l’Institut catholique sur le thème de la crise et des critiques de la démocratie libérale. Le colloque examinait la remontée du discours antidémocratique chez les totalitaires de droite et de gauche, surtout de droite, avec un petit fond critique arendtien, toujours à la mode. Tout à fait dans le style des humano-cathos. Il appert que dans les argumentaires de la critique contemporaine de la démocratie on assiste de plus en plus au grand retour de Carl Schmitt : ses critiques de la démocratie, tantôt lucides, tantôt fallacieuses, sont à l’ordre du jour, mais de manière assez diffuse. Aussi, entre deux recherches en vue de la rédaction d’autant d’articles sur le nouveau management en contexte postfordiste, objet de mes recherches en cours, n’ai-je pu m’empêcher de relire, comme une nécessité, les souvenirs de Haffner sur la période de destruction de la démocratie en Allemagne de 1919 à 1933. De fait, la question du rythme et de la temporalité du changement, du glissement idéologique progressif, me semble de plus en plus pertinente. Les choses se font souvent en douce, à petits pas, lentement, comme toutes les formes de dépendances et de domination intersubjectives : le changement est fait de transformations sociales, plus que de révolutions à mon sens. Ce qui commande aussi d’analyser la dynamique des entreprises à plusieurs niveaux, les transformations secondaires créant souvent les conditions inattendues qui commandent de nécessaires changements majeurs. Quant à la défense de la démocratie en Europe, il y a bien les intellectuels du grand peuple des comptables insulaires, néanmoins démocrates; toutefois, ils envisagent la possibilité de quitter l’Europe. Bon! Reste les mouvements sociaux issus des milieux de travail progressistes, chez qui la critique de Smith est toujours à l’ordre du jour, mais pas celle de Schmitt; et de toute évidence, au quotidien, c’est l’esprit critique de Diogène qui a la cote, pas celui de Marx. Il est toujours difficile de prédire si le cynisme restera, en milieu de travail, une perspective critique enfermée sur elle-même, ou s’il débouchera sur des revendications sociales structurantes.

À Paris, Place de la République, à quelques rues de mon appartement, pas moyen de dormir depuis le 31 mars : les étudiants débattent de démocratie et d’avenir à Nuit debout, plutôt que de faire sagement leurs devoirs. Ils sont assez silencieux les étudiants, tout de même; le vrai problème, ce sont les débordements bruyants des gendarmes. Mais je n’ai pas osé porter plainte contre les gendarmes pour bruit nocturne. J’ai néanmoins poursuivi mon travail sur les nouveaux dispositifs gestionnaires.

Nuit debout. Au début, je me suis dit que les étudiants devaient être des Espagnols pour manger si tard et ne pas se coucher. Mais non, ce sont des étudiants français qui passent la nuit à questionner les inégalités sociales, et subsidiairement ce qui reste d’une loi « socialiste » sur le travail dont l’objectif est de leur faciliter l’accès à l’emploi par l’augmentation du pouvoir arbitraire des employeurs (on appelle ça la flexibilité dans les revues savantes.) Des airs de mai 68 chez les étudiants; et des airs bêtes chez les gendarmes. De toute évidence, ces derniers ne sont pas trop dans la culture du « plein air » : ils n’estiment pas le camping urbain des étudiants en place publique. De fait, ces derniers s’emploient régulièrement à démanteler les campements. Quelques jours plus tard, je me suis présenté à Science Po, rue d’Ulm, pour participer, tôt le matin, à une conférence-débat sur le changement en entreprise organisée par une collègue. Je crois que les étudiants n’avaient pas dormi beaucoup, mais ils étaient là : le mouvement s’est étendu jusqu’aux portes des grandes écoles. Le tout s’est évidemment terminé au café. Mais il ne fait pas de doute dans mon esprit que ce mouvement social prendra de l’ampleur, et surtout qu’il laissera des traces dans les consciences.

C’est dans ce contexte, qui respire le social, intense comme une première « date » excitante, que j’ai poursuivi mes travaux sur les nouveaux rapports entre le travail et la subjectivité par la voie desquels s’esquisse les assises d’une reconfiguration de la modernité avancée. Mes échanges avec des collègues en philologie de l’Université de Séville m’ont permis d’étendre mon regard sur des horizons alors inconnus de moi. Parallèlement, un premier article, rédigé à Séville pour une revue italienne à la suite d’une conférence que j’ai prononcée à Rome à l’automne, m’a aussi permis d’approfondir la question sous l’angle des émotions au travail, sous-thème intéressant.

De fait, le cas du monde du travail montre bien que, dans nos sociétés, les rapports entre sentiment, émotion et rationalité ont connu des changements majeurs au cours des dernières décennies. Certes, la marchandisation des émotions est devenue un élément central des nouvelles pratiques de gestion dans le secteur des services. Toutefois, ce qui est encore plus marquant, c’est l’essor d’une démarche d’appropriation affective plutôt que de simple encadrement émotionnel, selon une logique et des injonctions qui visent à mobiliser la subjectivité au travail à des fins de performance, et aussi en vue d’accroître l’engagement envers l’entreprise. Il ne s’agit donc plus seulement d’encadrer les émotions là où elles peuvent trop ou insuffisamment s’exprimer, mais bien de les utiliser selon une configuration qui fait d’elles autant une ressource de mobilisation au travail qu’un outil de régulation.

Pour le reste, j’ai compris à Séville que, du moins chez les prospectivistes du travail, les politiques européennes d’emploi sont essentiellement centrées sur la Quatrième Révolution industrielle, que celle-ci n’est guère examinée à l’aune des nouvelles pratiques de management, que le management semble neutre dans leur esprit, déterminé uniquement par la technique. Vieux débat!

À Paris, j’ai prononcé une conférence publique en Sorbonne intitulée Analyse et critiques des nouvelles idéologies managériales. Pas tout à fait dans la même ligne que celle des technocrates européens. Débat intéressant avec les collègues sociologues autour des nouveaux régimes de mobilisation au travail; autour aussi du rapport complexe entre les changements culturels et les changements organisationnels dans un contexte de fortes pressions en vue d’accroître le rendement financier des entreprises. Puis, à Paris-Dauphine, j’ai présenté aux gestionnaires, et futurs gestionnaires, une critique douce de la notion d’entreprise dite libérée, sorte d’ersatz des groupes semi-autonomes du temps où les pays nordiques étaient assez éloignés de l’Europe traditionnelle pour ne pas être trop contaminés par le néolibéralisme. J’ai quand même eu droit au champagne après le débat. Je dois candidement avouer que les canapés étaient meilleurs que les saucisses merguez de Nuit debout. La nouvelle élite économique est très ouverte; elle est bien formée, bien au fait des études sur les entreprises multinationales qui repensent le rapport au travail, et prête à toutes les transformations organisationnelles humanistes susceptibles d’accroître la valorisation du capital. La récupération de la critique se donne à voir clairement. Cela donne le goût de relire le vieux Marcuse.

Entre-temps, différentes entrevues pour une revue brésilienne, puis pour une revue sociologique française, notamment sur les nouveaux mondes du travail en Amérique du Nord. Quelques réunions avec mes collègues du Comité international de sociologie du travail dont je suis l’un des responsables, de même qu’avec un comité de rédaction. J’ai aussi travaillé avec une équipe de recherche en vue d’un projet sur la subjectivité et le numérique dans une grande école; et surtout, j’ai multiplié les rencontres avec des collègues sur le thème de la critique des formes de manipulation symbolique de la subjectivité dans les organisations. Un article est en marche, ainsi qu’un ouvrage critique sur le travail et la subjectivité.

Au total, le travail est toujours mon prétexte. La question fondamentale, c’est celle du type de société dans laquelle nous entrons en douceur, un peu à notre insu, alors que nos regards sont surtout portés sur la dureté des conditions objectives de vie plutôt que sur les nouvelles formes de précarité subjective.

C’est avec plaisir que j’anticipe le plaisir de te revoir Dominique, après avoir nettoyé le balcon de mon appartement, dépoussiéré mon lieu de vie, rempli ma déclaration de revenus, payé mes factures empilées et rencontré mes étudiants.

Cordialement,

Daniel