Carte postale AER de Dominique Morin
Avec une singulière générosité, le professeur Dominique Morin, nous invite, le temps d’une lecture, dans le quotidien de son année d’étude et de recherche (AÉR). Il témoigne d'une année marquée par la réflexion, l’analyse, l’implication, mais aussi, et surtout, l’adaptation en période de pandémie mondiale.
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Portrait de Dominique Morin, février 2021
Prendre du recul aide à apprécier l’opportunité d’un congé d’enseignement pour consacrer plus de temps à un projet d’étude et de recherche. Reconnaissons d’abord que tous ceux et celles qui se consacrent aux études et à la recherche traversent une année de troubles et d’empêchements. Banalité vécue à quelques reprises : l’appel pour que soi ou son enfant passe un test de dépistage, qui vient avec un protocole de responsabilités immédiates, un lot d’arrangements à prendre pour l’agenda des prochains jours, et l’attente de résultats avec ou sans symptômes dans un état anomique. Collectivement, il faut se préparer aux annulations et privations de rencontres, de déplacements et d’accès à des lieux sur lesquels on comptait, ainsi qu’au renoncement à certains accomplissements dont la faisabilité ou la pertinence se perd, pour soi-même ou pour autrui impliqué. Il y a aussi de plus graves accidents qui se multiplient : de maladie physique ou mentale, de couple fragilisé, de parent ou d’aidant désemparé, de deuil, de perte de travail, de misère, d’épuisement. Je m’estime encore dans une situation très enviable, professionnellement et personnellement, pour avancer dans mes études et ma recherche considérant ce que d’autres vivent, incluant des étudiants et étudiantes bloqués et ou découragés. J’ai donc saisi l’opportunité de l’AER en étant très heureux de l’avoir encore l’été dernier, et avec assez peu de foi dans les avis qui circulaient sur le moment où la vaccination nous sortirait des mesures sanitaires les plus contraignantes. Cueille le jour, et ne crois pas au lendemain (Horace).
Devant les points de presse, les nouvelles et les dénombrements qui déjouent les prévisions optimistes, notre métier d’analyste peut disposer à l’énervement. À côté de la critique des représentations et des décisions technocratiques arbitraires, et de l’interprétation de conduites dénoncées qui font la manchette, la période donne aussi à imaginer un ensemble de changements sociaux qui pourraient se produire en conséquence. J’y pense au conditionnel parce qu’il faut se rappeler que si les choses sociales semblent perdre de leur inertie quand on en parle comme devant être malléables, ce n’est pas une condition suffisante aux changements espérés. L’empreinte de la situation hors de l’ordinaire et très changeante sur l’évolution des tendances sociales est aussi un complexe objet de préoccupations et de curiosités auquel je consacre une partie de mon temps. M’intéressant au développement métropolitain et régional du Québec, ainsi qu’à la manière dont s’y organise la vie de famille et des ménages, je n’ai jamais ressenti autant d’impatience en attendant les résultats du prochain recensement. Les dernières estimations des migrations internes ont montré un coup de frein sur les déménagements en ville avant le 1er juillet. On ne peut toutefois pas en extrapoler une suite. Les données et les témoignages sur l’activité immobilière suggèrent un rattrapage des ventes puis une mobilité de dispersion vers les maisons des banlieues, des villes moyennes et de plus petites municipalités jusqu’en Gaspésie. À quel point et comment vont être transformés les territoires et les représentations sociales de la ville, de la banlieue et des régions ? Ça dépendra notamment de la suite de la pandémie, des mesures sanitaires, de la crise économique, des restrictions à la mobilité internationale, des autres tendances de la démographie, des actions municipales ou d’aide gouvernementale, ainsi que des projets personnels et familiaux liés aux choix résidentiels. L’indépendance, l’espace, le contrôle, la sécurité, la santé et la qualité de vie familiale sont des valeurs attachées depuis longtemps à l’idéal de la propriété d’une maison là où on pourrait accéder à la nature et à l’urbanité, sans y être trop inconfortable, ni se ruiner. Au moment d’écrire ces lignes, le discours des demandes d’élus de régions hors des communautés métropolitaines priant le gouvernement d’y lever plus vite les contraintes sanitaires est un indicateur parmi d’autres d’une représentation de ces milieux d’établissement comme étant des espaces d’opportunité, de qualité de vie sociale et d’une forme de liberté qui s’oppose aux contraintes de la banlieue et de la grande ville. Fred Pellerin et la promotion des migrations des jeunes en région communiquent aussi ces idéaux depuis plusieurs années, mais la pandémie y donne une nouvelle résonnance et de nouveaux ancrages dans l’expérience des Québécois. Beaucoup à regarder dans l’actualité, mais encore plus à concevoir avant d’aller voir au-delà de ce qu’on en dit. Ce genre d’activité exploratoire très importante en sociologie fait aussi partie de mon quotidien d’AER.
Parlons maintenant du projet auquel je travaille de manière plus disciplinée. Je l’ai proposé en 2015, alors que je venais de commencer un mandat de Directeur du Département en apprenant peu après que l’administration n’aménagerait plus d’intérims pour accorder des AER aux professeurs cadres. J’avais donc demandé une AER pour un projet à reporter à une année indéterminée. Cela impliquait de proposer un plan mobile et sans date de péremption prochaine, c’est-à-dire qui ne dépend d’aucun financement incertain, ni de l’agenda d’autres personnes, d’événements et d’invitations à des dates arrêtées, ou encore d’occasions de tombées arrêtées pour des publications. Un retour à la question de la liberté chez Durkheim, que j’avais commencé à étudier dans ma thèse, et discuté en classe, avec la promesse entreprendre l’écriture d’un ouvrage est la fiction dans laquelle je m’étais engagé, qui convient finalement très bien aux circonstances actuelles. Je me suis inquiété un peu des risques d’échec d’un déplacement prévu à Paris pour consulter à la Bibliothèque nationale de France (BNF) des ouvrages rares d’auteurs dont je soupçonnais une importance pour la compréhension du cheminement de Durkheim. Comble de chance, l’avancement de la diffusion en ligne de numérisations d’ouvrages depuis cinq ans rend jusqu’ici mon travail plus productif qu’espéré au départ. Des voyages livresques dans le passé pour aller à la rencontre d’Émile Boutroux, Numa Fustel de Coulanges, Hyppolite Taine, Ferdinand Buisson, Pierre Janet, Ernest Renan et d’autres penseurs auxquels répondait le doctorant Durkheim m’ont fait pas mal avancer.
J’ai aussi passé des semaines au lycée de Sens en 1883-1884, à réétudier le discours de remise de prix et les notes détaillées du cours de philosophie du jeune professeur Durkheim prises par l’étudiant André Lalande. Je voulais en extraire une vue d’ensemble de qu’il enseigne et oppose à Spinoza comme autre façon de concevoir la liberté humaine dans le cours des choses de la nature, et à Schopenhauer comme autre philosophie du monde de l’expérience qui refuse avant lui le mysticisme et l’autorité historique des croyances religieuses. J’y ai aussi regardé comment sa pensée se dégage discrètement (sans y référer !) de nombreux apports originaux à la connaissance philosophique et historique de la science de la morale, de la méthodologie des sciences et des variations de l’expérience de la liberté en société se retrouvant dans des ouvrages antérieurs de ses professeurs Émile Boutroux et Numa Fustel de Coulanges. Le rapprochement du discours et des notes du cours donne aussi à voir l’enseignement de Durkheim sous deux faces complémentaires qui demeurent dans ses travaux de sociologue. Son discours incarne la profession d’une doctrine de la coopération au progrès humain respectueuse de la dignité des personnes à travers une dialectique qui doit affranchir ses contemporains d’opinions élitistes et populistes qui les divisent et empêchent leur engagement dans l’idéal et l’action devant rendre l’humanité plus égalitaire et libre. Les notes du cours conduisent plutôt dans une organisation de la division du travail complémentaire de sciences qui étudient l’humain afin de mieux concevoir une représentation de l’idéal de la plus grande liberté possible dans la nature qui s’accorde avec la connaissance des faits généraux et variations de l’expérience humaine. Pour la pratique, sa doctrine et sa science communiquent une idée de la liberté des humains qui seront plus ou moins des personnes capables de constance et de sagesse dans leurs actes volontaires selon les nécessités de fait contingentes qui contraignent leur sensibilité, leur pensée et leur action, et qui donnent une multitude de figures de la vie humaine dans une multitude de situations historiques.
Ces textes sont les plus anciennes traces d’une science de la morale dans laquelle s’inscrit alors le projet de la thèse de doctorat de Durkheim, qui ne portait alors pas encore sur le fait moral de la division du travail. C’est dans le développement du questionnement de cette thèse et de suites qu’il y donne que se développe et se rectifie sa pensée sociologique. Son début de rédaction d’une introduction à la morale peu avant son décès témoigne d’une continuité entre sa philosophie de jeunesse et sa sociologie quand on l’y voit reprendre la formulation d’un problème au cœur de son enseignement de 1883-1884 : concevoir la morale comme la science générale de phénomènes de conscience, qui serait aussi un art comme science appliquée aux situations concrètes, et dont la méthode devrait viser à s’assurer que la théorie décrive bien et explique bien les faits moraux du passé et du présent qui varient avec leurs conditions sociales. En 1883-1884, ce problème est celui d’une philosophie pour laquelle la sociologie ne fait même pas partie des sciences sociales avec lesquelles une coopération serait souhaitable pour l’étude scientifique de la morale. C’est dans les textes des trois années suivantes qu’apparait un nouvel intérêt de Durkheim pour la sociologie comme lieu privilégié de sa science de la morale, et c’est dans sa leçon inaugurale à l’Université de Bordeaux prononcée en 1887 qu’il annonce que sa réorganisation de la sociologie est porteuse d’une nouvelle théorie de la liberté. En retracer les développements et révisions est l’intention de ma relecture chronologique de l’œuvre.
Mes trois premiers chapitres complétés totalisent près d’une centaine de pages consacrées à ce que le discours et les notes du cours de philosophie de 1883-1884 apportent comme enseignements pour la reconstitution d’une première formulation de cette théorie de la liberté. Ils préparent le lecteur à apercevoir que Durkheim en conserve beaucoup d’éléments quand il déplace son travail dans une réorganisation de la sociologie à l’intérieure de laquelle l’étude de la morale doit encore se faire en coopération avec les historiens, les psychologues, les spécialistes du droit, de l’économie politique… Mes prochains chapitres à écrire vont par contre examiner les implications de deux grands changements qui consistent à situer désormais sa science dans la suite de la sociologie des sociétés animales d’Alfred Espinas et à délester sa théorisation de la liberté de la recherche métaphysique déductive d’une connaissance de l’âme et de Dieu comme condition extérieure première de l’expérience du sentiment d’obligation et de l’attente de sanctions. J’en discuterai certainement en classe l’automne prochain en abordant Durkheim dans le cours sur le fonctionnalisme et le séminaire sur les origines de la pensée sociologique qui sont prévus à l’horaire.
Je profite de ce texte pour vous parler de deux autres choses qui n’étaient pas prévues en 2015 et qui se retrouvent à enrichir mon AER (oui, la vie trouve encore son chemin, et pas seulement pour nous amener des histoires d’éclosions et de variants). J’ai d’abord apporté en septembre la touche finale à un texte sur la pensée de l’éducation sociale de Georges-Henri Lévesque, qui vient tout juste de paraître aux PUL comme premier chapitre de l’ouvrage La pensée éducative et les intellectuels au Québec. La génération 1900-1915. J’y ai suivi l’intuition de Guy Rocher qui disait qu’il faut interpréter les textes et les actes de Georges-Henri Lévesque comme étant ceux d’un témoin de ses croyances. Je suis donc allé lire non seulement ce qu’il a écrit qui traite explicitement d’éducation avec la notion d’éducation sociale qu’il commence à utiliser en 1942, mais aussi ce que pouvaient y rattacher les propos de ses Souvenances où il revient sur sa propre éducation dans l’enfance, sa formation qui le vouait à devenir le premier sociologue dominicain du Canada, ses enseignements débordant du cadre de ses cours dans une carrière « d’action-enseignement », l’organisation d’une École devenue notre Faculté des sciences sociales… en le suivant jusqu’à ses jugements sévères sur la Révolution tranquille et ses dernières espérances pour le Québec et l’Université, ce dont la commémoration du personnage parle beaucoup moins. J’ai aussi mis le nez dans ce qu’enseignaient au département de sociologie et de morale sociale ses amis et collègues thomistes Charles De Koninck et Jean-Thomas Delos, donnant respectivement les cours de philosophie sociale et de sociologie générale que complétaient les cours de technique de l’action que se réservait Lévesque. Au-delà de la compréhension de l’intellectuel et de sa pensée de l’éducation de son époque, je me suis réservé un peu d’espace en conclusion pour réfléchir à ce que pourrait être aujourd’hui une sociologie de l’éducation sociale après Lévesque, qu’on sortirait de ses engagements dans ses vérités religieuses thomistes. Je vous laisse regarder ce que j’y esquisse, si cela vous intéresse, en vous disant que j’y vois une convergence d’esprit avec l’appel à de nouveaux états généraux pour l’avenir de l’éducation au Québec publié dans La Presse le 18 janvier. Pour parler comme Lévesque, cette lettre portée par plus de 240 cosignataires exprime le fait que beaucoup sentent le besoin que l’Université et ceux et celles qu’elle forme travaillent davantage à cultiver ensemble une sagesse dont le propre est « de juger l’ensemble des valeurs et surtout la valeur des ensembles ».
À côté des études et de la recherche, j’ai aussi accepté d’être membre de la Table de concertation sur l’engagement social de l’Université Laval il y a plus d’un an, et l’avancement de la démarche m’amènera avec d’autres à jouer le rôle d’ambassadeur dans la promotion de la signature d’une déclaration d’engagement social de la communauté universitaire en février ou mars. Vous pouvez déjà vous joindre aux signataires en cliquant au bas de la déclaration. Celle-ci a été élaborée à travers un processus participatif voulant qu’elle soit écrite par et pour les membres de la communauté élargie des personnes et des groupes liés à l’Université Laval qui ont des activités engagées socialement. En amont, par souci de bien reconnaître et rejoindre la plus grande diversité (militants, philanthropes, bénévoles, intellectuels engagés, entrepreneurs pour une cause sociale et autres altruistes actifs), des discussions ont mené à entamer un inventaire qualitatif des figures existantes dans la communauté. Des entretiens exploratoires avec des professeurs des 17 facultés ont été réalisées par Andrée-Anne Boucher (diplômée du département de sociologie) et le rapport d’enquête qu’elle a écrit avec Luc Audebrand illustre ce dont parlent plusieurs propositions de la déclaration. Au-delà du geste symbolique de ce texte et ses signatures, je vous invite à porter attention aux occasions existantes et possibilités d’engagement social qu’offre la vie universitaire et en profiter, dans la mesure où vous le pouvez. Je sais que plusieurs membres du département font déjà quantité de choses qui correspondent à ce qu’ont voulu exprimer dans la déclaration les participants et participantes à son écriture. La campagne de communication entourant sa signature devrait aussi aider ceux et celles qui cherchent à s’impliquer davantage sur le campus ou hors campus à y arriver, en diffusant de l’information sur des portes auxquelles frapper et sur la reconnaissance de l’implication étudiante dans les programmes de formation par l’attribution de crédits universitaires.
Bon hiver et au plaisir d’une prochaine rencontre physique ou virtuelle.