Bulletin : Qui est Julien Larregue?

Julien Larregue : Je suis sociologue, spécialisé dans l’étude des sciences et du droit. J’étais, jusqu’à présent, postdoctorant en France et au Danemark. C’est à l’hiver dernier que j’ai été recruté comme professeur au département de sociologie de l’Université Laval. Cette année je vais enseigner le cours de méthodes quantitatives et animer un séminaire de maîtrise et de doctorat sur les savoirs et les pratiques expertes.

Bulletin : Sociologue, spécialisé dans l’étude des sciences et du droit… Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez effectué un passage du droit à la sociologie?

J. L. : Cela s’est fait de façon progressive mais disons que j’ai entamé cette réorientation lors de ma maitrise en droit. L’enseignement du droit en France est centré sur les textes juridiques, c’est une approche positiviste davantage orientée vers la professionnalisation et la transmission de savoir-faire, plutôt que vers la production de connaissances scientifiques. J’étais assez frustré, et dès la licence (baccalauréat), j’avais commencé à lire les classiques de la sociologie, notamment Durkheim et d’autres auteurs qui traitent du droit en particulier. C’est ainsi qu’au niveau de la maîtrise, j’oriente mon mémoire vers les sciences sociales, sous la direction d’un enseignant-chercheur qui, se trouvant lui-même dans une position hétérodoxe au sein de la faculté de droit, était davantage tourné vers les sciences sociales plutôt que vers l’approche positiviste du droit. La transition vers la sociologie s’est ensuite concrétisée au stade du doctorat, même si je conserve un intérêt pour les phénomènes juridiques en tant qu’objet sociologique.

Bulletin : La manière dont vous avez effectué cette transition vers la sociologie explique sans doute votre intérêt pour cette discipline. Pouvez-vous nous présenter les voies que vous avez empruntées pour venir à la sociologie?

J.L. : À l’université d’Aix-Marseille où j’ai entrepris mes études de doctorat, j’avais des contacts avec plusieurs réseaux de chercheurs en sociologie notamment des sciences et du droit. J’ai pu me former à la sociologie comme pratique avec la présentation de mes travaux lors de conférences et de journées d’étude, mais aussi au cours de voyages à l’étranger, notamment à l’Université de Chicago. Le fait de soumettre des articles pour publication m’a également permis de me former à la méthode scientifique et aux attentes des revues. En fait, je pense qu’il est important de distinguer entre la dimension scolaire et la dimension scientifique de la sociologie. La sociologie comme domaine d’étude au sens scolaire, c’est l’acquisition de connaissances sur Durkheim, Marx, Weber, etc., mais faire de la sociologie comme pratique scientifique ne nécessite pas qu’on ait un diplôme dans ce domaine. Sociologue, c’est un métier qui s’apprend, comme tous les autres métiers, par la pratique. Certaines personnes voudraient nous faire croire qu’un bon sociologue doit avoir un diplôme de sociologie. Mais cette conception est récente. On peut connaître Durkheim sur le bout des doigts et être un piètre sociologue… C’est donc tout à fait normal d’avoir des échanges, des migrations disciplinaires, surtout en sciences sociales où les séparations, les distinctions disciplinaires sont beaucoup plus arbitraires et institutionnelles qu’il n’y paraît.

Bulletin : On retrouve effectivement cette marque de migration disciplinaire dans votre livre « Héréditaire : L’éternel retour des théories biologiques du crime » qui, soulignons-le, a reçu plusieurs prix. Que peut-on retenir de ce livre?

J.L. : Mon livre est le résultat de ma thèse de doctorat. Il reflète une double logique : c’est une démarche de sociologie des sciences avec un objet lié au droit et à la criminologie. Du fait de ma migration disciplinaire, il était tout à fait normal que je porte un intérêt à des questions juridiques au sens large. Le contexte dans lequel j’évoluais l’exigeait également. En fait, ayant réalisé ma thèse de sociologie en étant rattaché à une faculté de droit, il fallait que je puisse montrer à mes collègues que ce que je faisais était susceptible de les intéresser. Ce qui ne veut pas dire que je n’avais pas également des motivations proprement scientifiques dans le choix de ce sujet. Le retour des théories biologiques du crime permet de comprendre comment fonctionne le champ scientifique, comment une nouvelle profession (celle de criminologue) se développe dans le temps, ce que l’interdisciplinarité signifie en pratique, ou encore ce qui se produit lorsqu’on tente d’introduire des données biologiques en sciences sociales.

Bulletin : Après deux post-doctorats à Montréal, au Centre universitaire de recherche sur la science et la technologie, qu’est-ce qui vous a motivé à venir à l’Université Laval?

J.L. : Au cours de mes recherches postdoctorales, je me suis inscrit dans divers réseaux de recherche québécois à partir de 2017. Je restais donc attentif aux postes qui se publiaient au Québec dans mes domaines de compétence. C’est dans ce contexte que j’ai soumis ma candidature pour le poste qui s’est ouvert ici au Département de sociologie. J’ai trouvé ce poste particulièrement intéressant en termes de dynamique de recherche, de moyens, de conditions d’exercice. Il faut être conscient du fait que le contexte québécois est à plus d’un titre beaucoup plus attrayant que ce que l’on observe en France, où on assiste à la raréfaction des postes au sein des universités et des laboratoires. Cela impose parfois des migrations au sens premier du terme, c’est-à-dire un déplacement géographique, que ce soit au sein d’un même pays, ou vers un autre pays, ou même d’un continent à un autre. Sans que les dynamiques professionnelles ne se réduisent essentiellement à ce contexte, c’est quand même un facteur qui influe sur les opportunités de carrière.

Bulletin : Vous commencez vos enseignements dès l’hiver 2022. Peut-on en savoir davantage sur les cours que vous allez dispenser?

J.L. : Le cours des statistiques et méthodes quantitatives, c’est une part importante de l’enseignement du département, et il était convenu que je prenne ce cours en charge. Je suis soucieux de pouvoir montrer que les méthodes quantitatives ne doivent pas être tenues pour séparées des méthodes qualitatives. J’utilise moi-même à la fois les méthodes qualitatives et quantitatives dans mes recherches : des entrevues comme des statistiques. Et donc les divisions qui sont souvent faites entre sociologues « qualitativistes » et « quantitativistes » me paraissent problématiques pour tout un tas de raisons. En prenant ce cours, ce qui me tient à cœur est de montrer qu’on peut combiner ces méthodes avec d’autres façons de faire de la sociologie et qu’il n’est pas besoin d’être statisticien non plus, d’avoir des connaissances mathématiques très avancées pour utiliser des méthodes rigoureuses en tant que sociologue. En ce qui concerne le séminaire sur les savoirs et des pratiques expertes, il est directement lié à mes travaux en sociologie des sciences et du droit. C’est une proposition que j’ai faite au département et qui, visiblement, a convaincu. Je pense que c’est très important de porter une attention particulière à ces questions. Et j’entends par là à la fois des choses qui sont vues comme très savantes, en l’occurrence la recherche scientifique, mais aussi des pratiques artisanales, ou bien des savoir-faire qui sont mobilisés par les gens dans la vie quotidienne, comme savoir jouer d’un instrument de musique. Cela pose tout un ensemble de questions, que ce soit sur la transmission de ces savoirs, leur lien avec la reproduction des hiérarchies entre groupes sociaux, etc.

Bulletin : Comment comptez-vous procéder pour vos cours? Doit-on s’attendre à un enseignement traditionnel, conventionnel ou hors du commun?

J.L. : La dimension traditionnelle ou plus originale, ça dépend beaucoup du contexte. Par exemple, ce qui est considéré comme original en France ne l’est pas nécessairement ici, et inversement. Mais je peux dire que je suis très soucieux d’instaurer des environnements d’échange. C’est-à-dire que je suis peu porté sur les cours magistraux où le professeur parle tout seul, deux ou trois heures sans s’arrêter. J’aime plutôt les échanges et les discussions critiques. Mon but est de transmettre effectivement des outils de discussion critique, mais d’une façon collective. Autrement dit, il ne s’agit pas de la transmission d’une parole du professeur vers les étudiants et étudiantes qui doivent simplement écouter et intégrer ce qu’on leur a dit. La discussion critique s’appuie évidemment sur l’étude des textes scientifiques; elle implique même un travail plus important des étudiants et étudiantes, mais avec des profits et un intérêt qui sont aussi plus grands. Donc les efforts faits sont à la hauteur des profits qu’on peut en tirer en tant qu’étudiants et étudiantes.

Bulletin : Outre vos enseignements, vous aurez certainement beaucoup de choses à apporter au département en ce qui concerne la recherche, par exemple la collaboration avec les revues scientifiques dont vous êtes membre…

J.L. : Oui, bien sûr, mais certains de mes collègues sont eux-mêmes dans des comités de revues importantes. Donc je ne voudrais pas donner l’impression que j’arrive avec ma science et que je vais apporter la lumière. Néanmoins, je serais très heureux de pouvoir mettre mes réseaux à la disposition à la fois des étudiants et étudiantes et de mes collègues. Je les encourage d’ailleurs à proposer des articles aux revues dont je suis membre, par exemple à la revue Zilsel. Science, technique, société, qui est une revue centrée sur les sciences et les techniques au sens large. Mais aussi à The American Sociologist, qui est une revue importante dans le champ sociologique nord-américain.

Bulletin : Votre mot de la fin?

J.L. : Je suis très heureux d’avoir rejoint le département et j’ai très hâte de rencontrer les étudiants et étudiantes en janvier lors de mes cours. J’espère également pouvoir développer des projets de recherche collectifs au cours des années à venir!