La démocratie comme mode de vie
Laurent Desjardins, étudiant de troisième année au doctorat en sociologie sous la direction du professeur Daniel Mercure, s’intéresse tout particulièrement à la démocratie comme « mode de vie ». Le 10 novembre dernier, lors du colloque organisé par le comité de rédaction de la revue étudiante Aspects sociologiques, il a partagé à plusieurs collègues et à quelques professeurs le cadre conceptuel qu'il mobilise pour sa thèse de doctorat. Le texte qui suit reprend à peu près ce qui a été dit lors de cette présentation
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Je suis un étudiant de troisième année au doctorat en sociologie sous la direction du professeur Daniel Mercure. Je m’intéresse tout particulièrement à la démocratie comme « mode de vie ».
Le 10 novembre dernier, lors du colloque organisé par le comité de rédaction de la revue étudiante Aspects sociologiques, j’ai eu la chance de partager à plusieurs collègues et à quelques professeurs le cadre conceptuel que je mobilise pour ma thèse de doctorat. Je remercie Hassina, Mathieu, Gabriel, Lucas et Steven d’avoir organisé cet évènement qui fut une réussite à tous égards. Le texte qui suit reprend à peu près ce qui a été dit lors de cette présentation.
« Je voudrais aujourd’hui vous parler d’un enjeu qui touche le Québec contemporain, mais aussi et surtout vous parler de la manière dont je l’appréhende dans mes recherches. Je voudrais vous parler d’une approche qu’on pourrait appeler une « critique pragmatique ». Dans un premier temps, je vais donc préciser l’enjeu social qui m’intéresse, pour ensuite vous parler du cadre conceptuel et de l’approche que j’utilise dans ma recherche.
Il existe aujourd’hui au Québec un « malaise » relatif à la démocratie. Le sociologue Jan Spurk conceptualise le malaise comme une forme de subjectivité fondée sur des vécus et des expériences d’impuissance.
Contrairement à plusieurs penseurs, Spurk et moi-même ne considérons pas qu’on puisse parler de « crise » de la démocratie, et encore moins de « fin » de la démocratie, pour la simple et bonne raison qu’il existe pratiquement un consensus au Québec et au Canada selon lequel la démocratie est le meilleur type de régime politique qui soit (77% au Canada).
Pourtant, il existe bel et bien un sentiment d’impuissance politique chez un nombre toujours plus important de Québécois et de Québécoises : aujourd’hui, 60% d’entre eux considèrent que leur vote n’affecte pas la manière dont le gouvernement dirige l’État. Plus encore, 68% des Canadiens et Canadiennes considèrent que les élus n’accordent pas d’importance à ce que les citoyens « ordinaires » pensent.
Ces données témoignent d’une partie du problème démocratique, à savoir celui de la représentativité des élus. Mais ce malaise a d’autres causes et d’autres symptômes qui font que le taux d’insatisfaction envers la démocratie dans la population canadienne a grimpé de 10% entre 2014 et 2019, selon l’Institute for the Future of Democracy de l’Université Cambridge. Pour décrire et expliquer ce malaise, j’aurais pu aussi vous parler de « populisme », de la montée des extrêmes, du rapport trop étroit entre l’État et l’économie capitaliste, du danger des algorithmes pour la manipulation de masses, etc. La littérature scientifique décrivant ces problèmes démocratiques abonde. Mais je préfère aujourd’hui vous parler de ce qu’on peut faire, en tant que sociologues ou apprentis sociologues, pour participer au dépassement de cette situation problématique.
En effet, ce n’est pas tout de décrire et de dénoncer les mécanismes de domination à l’œuvre dans notre société; il faut aussi se pencher sur les potentielles alternatives à cette réalité aliénante. Il s’agit en d’autres mots de faire une sociologie critique qui se penche sur les potentiels de dépassement de ce problème social.
Dans le cas de la démocratie contemporaine, on retrouve dans la littérature des références à un certain « ethos démocratique », qui permettrait selon plusieurs auteurs de remettre sur pied nos démocraties défectueuses. Berstein, Castoriadis, puis Chantal Mouffe ont tous mobilisé ce concept pour appuyer des critiques aux formes institutionnelles de la démocratie. Pour illustrer leur propos de manière simpliste : il serait inutile que tout le monde vote pour tout et tout le temps, si tout le monde votait selon ses désirs et besoins égoïstes. Selon ces penseurs, il serait futile de théoriser sur la « meilleure » forme institutionnelle de la démocratie ; nous vivrons dans une société proprement démocratique que lorsque nous serons en mesure d’agir de manière démocratique, et ce, dans toutes les sphères de nos existences. Il ne s’agit donc pas de réinventer des institutions « plus » démocratiques, mais bien de faire de la démocratie une manière d’être.
La démocratie ne serait alors pas seulement un type de régime politique parlementariste qui divise les pouvoirs, mais bien plutôt un « mode de vie ».
Ces théories dites « radicales » de la démocratie nous permettent de caractériser de manière plutôt explicite cet ethos démocratique. Ce remède aux problèmes démocratiques consisterait grosso modo en un cadre de référence pour l’action, ou encore en des prédispositions affectives et cognitives qui permettraient de développer une conscience que tous les individus ont une valeur intrinsèque égale, une conscience de la complémentarité et de l’interrelation des intérêts individuels et collectifs, et plus importante encore, une responsabilisation à l’autogestion fondée sur cette forme de conscience.
C’est cette forme d’ethos qui permettrait, théoriquement, un dépassement de l’état délétère de nos systèmes sociopolitiques et qui apporterait une solution à ce « malaise démocratique ».
Or, le concept d’ethos démocratique reste à ce jour très théorique. Pour faire une sociologie critique qui soit aussi pragmatique, il faut sortir de la théorie en se demandant comment se manifesterait, concrètement, cet ethos démocratique.
La réponse à cette question constitue mon objet de recherche, grâce auquel je pourrai récolter des éléments empiriques concernant l’ethos démocratique. Je cherche ainsi à comprendre comment l’ethos démocratique se concrétise, se subjectivise, et se transfert.
J’ai trouvé pour ma recherche un village qui semble, de prime abord, concrétiser une forme d’ethos démocratique : La Cité Écologique.
La Cité Écologique est le plus grand « écovillage » au Québec. Il est situé à Ham-Nord, dans la région du Centre-du-Québec. Il a été fondé en 1984, et compte aujourd’hui plus d’une centaine d’habitant.e.s de tout âge. Ce village tend (je dis bien tend) vers une certaine autonomie de production et de services, donc une autonomie économique et plus généralement matérielle. On y retrouve diverses entreprises coopératives, une école, et un milieu agricole. Les décisions collectives y sont prises par vote à forte majorité (90%+1) et l’exécution se fait par comités et sous-comités spécialisés. Bref, cet endroit semble remettre en question l’hégémonie étatiste et capitaliste qui participe au développement de notre sentiment et de nos vécus d’impuissance politique.
La tradition pragmatique implique qu’on ne considère pas nos objets empiriques comme des « faits établis », ou qu’on les analyse de manière déterministe, bien au contraire. L’approche pragmatique nous invite à considérer le monde et les choses comme étant toujours et constamment « en train de se faire » ; toujours impliqués dans un processus dynamique d’interactions et d’expériences qui les transforment. C’est ce processus dynamique qu’il faut saisir et analyser plutôt que d’offrir une vision déterministe ou positiviste de notre objet de recherche. La Cité Écologique ne représentera pas la solution et son programme ne signera fort probablement pas la fin de l’Histoire ; il faut développer sur son potentiel transformateur de manière nuancée.
Les objets empiriques d’une approche pragmatique sont en quelque sorte ce qu’Erik Olin Wright appelait des « utopies réelles ». « Appelons utopie réelle […] ces pratiques très variées qui incarnent déjà, en un temps et un lieu donné, les alternatives aux organisations sociales dominantes et les expériences collectives préfigurant un monde désirable » (Guéguen et Jeanpierre 2022, p.202). Les exemples de ces utopies réelles sont innombrables : coopératives, communs, monnaies alternatives, jardins communautaires urbains, associations citoyennes…
Plus concrètement et de manière pragmatique, un sociologue peut saisir comment les choses fonctionnent au sein de son objet de recherche qui incarne une alternative. Il s’agit d’analyser « le degré de proximité entre les pratiques effectives et les valeurs défendues » (Guéguen et Jeanpierre 2022, p.210). En d’autres termes, il faut se demander dans quelle mesure les acteurs de ce milieu parviennent à être ce qu’ils veulent ou prétendent être. À quels obstacles font-ils face pour se développer, et pour répandre leur manière alternative de vivre ? Quel type de relation entretiennent-ils avec d’autres groupes sociaux aux valeurs et aux ambitions similaires ? Quelles relations entretiennent-ils avec l’État et le marché capitaliste ? Entretiennent-ils des formes de dépendance envers certaines institutions ? Si oui, dans quelle mesure, et pourquoi ?
Il s’agit en somme de comprendre les « conditions extérieures de possibilité de survie et de déploiement de l’institution mineure », c’est-à-dire de notre objet de recherche (Guéguen et Jeanpierre 2022, p.213).
Je vais commencer mon terrain au sein de la Cité Écologique cet hiver. Si on se revoit dans un autre colloque au printemps, je pourrai vous en dire plus sur cet endroit et sur le processus dynamique de transformation endogène et exogène dans lequel il est inséré.
En somme, l’approche critique pragmatique d’utopies réelles est une sociologie de l’émancipation.
Pour résumer cette approche, nous avons donc, en premier lieu, un problème social (dans notre cas, un malaise dans la démocratie québécoise). On se penche ensuite sur les éléments qui sont proposés, en théorie, pour dépasser ce problème social (dans notre cas, le développement d’un ethos démocratique) pour finalement repérer des milieux ou des pratiques concrètes qui semblent, dans une certaine mesure, incarner cet élément théoriquement émancipateur (ici, la Cité Écologique de Ham-Nord). Cela nous permet finalement de faire une analyse des processus dynamiques dans lequel cet élément émancipateur est inséré, et donc, de ses potentiels contemporains, matériels, et historiques.
Chaque problème social a une négation qui représente son alternative. C’est en se penchant sur ces alternatives, sur les obstacles qu’elles rencontrent et sur ce qui permet de les développer que nous pouvons, en tant que sociologues, participer au dépassement des problèmes qui touchent nos sociétés ».
Référence :
Guéguen, H. & Jeanpierre, L. (2022). 7. L’enquête sur les utopies réelles. Dans : , H. Guéguen & L. Jeanpierre (Dir), La perspective du possible: Comment penser ce qui peut nous arriver, et ce que nous pouvons faire (pp. 201-228). Paris: La Découverte.