Bulletin de sociologie : M. Mercure, le Bulletin de sociologie vous adresse ses vives félicitations. Pouvez-vous nous éclairer sur le cadre dans lequel cette distinction vous a été octroyée?

Daniel Mercure : Je pense que l’octroi de cette distinction est fondé sur la reconnaissance de trois vagues des travaux auxquels j’ai participé au fil des années, dans le cadre des recherches en sociologie du travail. La première vague concerne les travaux sur la flexibilité du travail, travaux réalisés autour des années 2000 avec les équipes du Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail (LEST), qui est une unité mixte de recherche du CNRS et de l’Université d’Aix-Marseille, en France. Dans mes travaux sur la flexibilité du travail, j’ai recouru à la notion d’« impartition flexible » pour montrer l’émergence d’un modèle inédit de développement des entreprises, modèle caractérisé par un ensemble de changements qualificatifs qui tendent à concilier des objectifs de sécurité, de flexibilité et de productivité. Cette notion a particulièrement retenu l’attention de plusieurs collègues du LEST, notamment les économistes. Ainsi, je pense que mes travaux sur la flexibilité ont été une belle opportunité de me faire connaître.

La deuxième vague, ce sont mes travaux sur l’ethos ou la culture du travail. [En fait, je suis un sociologue de la culture qui est devenu un sociologue du travail pour avoir du travail.] Ces travaux ont commencé avec Culture et gestion en Algérie. Là, je suis revenu un peu à mes intérêts pour la culture et j’ai bien compris la puissance de cette dernière dans un monde formalisé comme celui du travail. Il s’agissait de voir comment, dans une société en pleine mutation, la gestion bureaucratique dans le monde du travail soumet la culture à des impératifs de performance. Ensuite, toujours dans cette vague, il y a eu ce projet sur Le travail dans l’histoire de la pensée occidentale, que j’ai dirigé avec Jan Spurk et une douzaine d’auteurs : des Américains, des Allemands, des Français, et autres. Nous tentions de trouver les points clés des changements de conceptions du travail arrimés à des changements sociétaux, depuis la pensée grecque jusqu’à aujourd’hui. Ce livre était comme un prélude à celui qui allait me conduire à des travaux sur l’éthos du travail, en l’occurrence La signification du travail. Quand ce livre est sorti, il a attiré l’attention des collègues des sciences de la gestion à Aix-Marseille, mais aussi celle des économistes. Alors le LEST était sensible à cela.

Enfin, la troisième vague est constituée par mes travaux récents, quand j’étais à l’Institut d’études avancées de Paris (IEA de Paris). J’avais organisé un colloque, puis une série de publications autour du projet sur les nouvelles formes de subjectivité dans nos sociétés contemporaines. Mais j’ai examiné ces nouvelles voies de la subjectivité dans une logique du chemin critique. Il s’agissait entre autres de poser la question de savoir quels sont les lieux où cette subjectivité a plus de difficultés à s’affirmer. À mon sens, ce n’est pas dans la famille, mais c’est plutôt dans le monde du travail. En effet, en raison de son cadre formel, de ses exigences de performance, de sa structuration forte, le monde du travail est au départ – mais ce n’est pas vrai totalement –, celui qui est le plus susceptible de cadrer cette subjectivité-là. Et cet intérêt pour les nouvelles voies de la subjectivité a aussi suscité l’attention des collègues. Et ce que je sais est que mon nom était proposé. Donc je pense que ce qui a joué, c’est le fait que ces trois phases que je viens d’évoquer – la flexibilité, la culture-ethos, et la subjectivité dans le monde du travail – correspondent assez bien à l’ouverture de l’Université Aix-Marseille sur la sociologie allemande, britannique et française.

Bulletin de sociologie : Après 38 ans d’enseignement et de recherche, on pourrait dire que cette reconnaissance est bien méritée. Comment l’avez-vous personnellement accueillie? Quel a été votre sentiment lorsque l’Université d’Aix-Marseille vous a annoncé cette nouvelle?

Daniel Mercure : J’étais ravi. Donc, il n’y a pas de prétention à dire « oui…, ouais…, voilà…, c’était bien... ». Non. J’étais ravi. Et je sais pourquoi j’étais ravi, parce qu’on oublie souvent que, même si on est rassembleur – on m’a défini comme un rassembleur dans des ouvrages collectifs, des colloques –, même si on mène une carrière assez institutionnelle, il reste que l’écriture, le travail chez soi, la bibliothèque, c’est quand même quelque chose où on se sent un peu seul, et où on se dit : « j’espère qu’il y a quand même du monde qui me lisent ». Alors quand arrive une telle reconnaissance, on a un sourire ; il y a les 10 minutes là d’éloges qui vous emportent. Mais on ne s’arrête pas là. On est plutôt reconnaissant du fait qu’il y a des gens quelque part qui ont dit : « Et voilà, il a fait quelque chose qui n’est pas mal du tout. On le reconnaît… ». Alors moi, j’étais ravi. J’ai reçu cette nouvelle comme une reconnaissance. Mais il y a une profondeur reçue qui est celle de dire que cette reconnaissance-là est une reconnaissance de substance. Elle me fait chaud au cœur et me dit qu’il y a un sens à ce que je fais.

Bulletin de sociologie : On vous définit comme un rassembleur, et les différents réseaux auxquels vous êtes connecté l’attestent réellement. Peut-on savoir quel est votre secret pour avoir créé d’aussi vastes réseaux internationaux ?

Daniel Mercure : Il n’y a pas de secret, je pense. Mais je crois qu’il y a deux choses à souligner. Il y a d’abord l’internationalisation relative d’une carrière à travers les réseaux de publication. Pour un paquet de raisons, entre autres parce qu’il n’y a pas de revue de sociologie du travail ici, j’ai beaucoup fait ma carrière de chercheur à l’international, plutôt qu’au Québec, même si j’ai publié sur le Québec. Ainsi, mes premiers articles étaient publiés dans des revues étrangères (suisses, françaises), surtout de langue française. Ça c’est le premier axe. Le deuxième axe est celui de la vie associative. Cet axe-là doit s’interpréter comme un axe qui met en réseau. En fait, après mon doctorat, alors que j’étais encore tout jeune, j’ai créé un comité de recherche. Ensuite, j’ai intégré d’autres comités de recherche, d’abord celui sur les temps sociaux, et ensuite celui sur le travail, parce que je suis passé de l’étude de la culture et du temps social à l’étude du travail. Et après, je suis monté, si on peut parler ainsi, au sein de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), où je suis devenu vice-président, président, président d’honneur. Et là, organiser des colloques, des congrès, des journées d’études, etc., tout cela vous met en réseau. Cela a des conséquences aussi en termes de possibilité de publier, de possibilité de rencontrer des gens qui vous ouvrent d’autres perspectives. Bref, les réseaux se créent à travers les publications, la vie associative, les comités de recherche…, mais surtout lorsqu’on sait donner la place aux autres.

Bulletin de sociologie : Ce doctorat honoris causa ne met certainement pas un terme à votre carrière. Avez-vous des projets que vous poursuivez ou que vous comptez entreprendre comme chercheur?

Daniel Mercure : Je suis d’abord enseignant et je travaille toujours à améliorer mes séminaires de maitrise et de doctorat. Je vais continuer à m’impliquer également dans la vie du département et de l’université autant que je le pourrai. Mais pour le reste, j’ai des projets. Il y a deux livres en cours. Le premier concerne le rapport au travail. En fait, compte tenu de la pandémie que nous vivons, c’est clair qu’on vient de changer notre rapport au travail, lequel rapport prend un relief tout à fait différent. Vous savez, quand je parle du rapport au travail, je considère cette notion comme une porte d’entrée dans une sociologie de la vie quotidienne. Parce que le rapport au travail renvoie tout de suite au rapport à la vie familiale, à la vie domestique, à tous les autres éléments, sinon ça ne serait pas un rapport. Et puis un autre ouvrage, sur lequel je travaille tranquillement, va porter plutôt sur la manière d’analyser, interpréter et expliquer en sociologie. Là, ce n’est pas l’idée des modes d’explication. J’essaierai, sans prétention, d’aller plutôt sous la forme d’une synthèse, puis de trouver les limites, mais aussi les ponts entre les différentes manières d’analyser, de comprendre, d’interpréter et d’expliquer. Et en même temps, je réalise qu’il y a quelque chose de poussiéreux, possiblement quelque chose d’innovateur, une ficelle qui manque pour essayer de voir comment on peut se repositionner par rapport à ce qu’on a appelé la sociologie relationniste, qui tente de concilier les faits de structure et les logiques d’acteurs. Là, il y a un trou noir et peut-être qu’il y a des choses à explorer. Je ne sais pas si j’ai le niveau, si j’ai l’envergure de faire ça, mais je vais à tout le moins approfondir cet aspect. C’est un projet que je caresse depuis un certain temps et j’ai déjà fait des lectures là-dessus.

Bulletin de sociologie : Professeur Daniel Mercure, avez-vous un mot de la fin pour souligner plus particulièrement votre distinction?

Daniel Mercure : Je remercie l’Université d’Aix-Marseille pour cette reconnaissance. Je vous avoue que la sociologie, c’est passionnant. Voilà.