Si le contexte actuel de la pandémie du Covid-19 a indéniablement remis en lumière l’importance de la science empirique dans la société, il a aussi paradoxalement bousculé plusieurs projets de recherche ainsi que plusieurs activités liées notamment à la collecte des données empiriques. D’une part, la programmation des activités de recherche a été sérieusement affectée puisque le fonctionnement normal des écoles, universités, laboratoires de recherche ou lieux de stage a été perturbé. Et il semble qu’on est loin d'être sorti de l’auberge. D’autre part, en ce qui concerne le mode d’enquête lui-même, il s’est avéré que l’observation directe et indirecte, mais aussi les entretiens face-à-face, notamment l’interview directe structurée, sont les deux méthodes d’enquête qui ont plus subi les impacts de la pandémie. La grande majorité des personnes que nous avons interrogées attestent, en effet, que la pandémie a eu plus d’impacts négatifs que positifs sur le travail de terrain, surtout pendant le temps du confinement. Si les difficultés varient d’un type d’enquête à un autre, parmi les problèmes récurrents auxquels les chercheurs ont été confrontés, on signale entre autres l’élasticité du temps, causée par la difficulté de trouver des répondants, l’inaccessibilité du terrain d’enquête, ainsi que la difficulté d’observer l’interaction des actrices et acteurs avec leur milieu ou encore des acteurs entre eux. En fait, pour des étudiant.e.s dont l’enquête incluait par exemple un focus group, il a presque été impossible d’accéder à tout le panel à la fois. C’est le cas d’Émilie[1], une étudiante à la maîtrise en sociologie, qui a éprouvé des difficultés à accéder à son terrain d’enquête. Si, au départ, elle s’était proposée de finir sa maîtrise à la session d’hiver 2021, cela n’a pas été possible parce que les restaurants où elle devait recueillir les données avaient fermé pour une durée relativement longue. « Je devais faire une observation participante dans trois restaurants que j’avais déjà ciblés. Et là, j’apprends que les restaurants sont fermés. J’ai attendu un peu… Mais malheureusement le temps ne m’a pas attendu. Et donc, au lieu de terminer mon mémoire à la session d’hiver 2021, j’ai encore ajouté deux sessions pour rassembler les données. Ça vous énerve, et puis ça touche aussi à votre portefeuille. Heureusement que j’ai finalement trouvé ce dont j’avais besoin », témoigne Émilie, impatiente de finir son mémoire.

Ceux qui ont éprouvé le plus de difficultés, ce sont les étudiants et étudiantes qui devaient effectuer leur recherche de terrain en dehors du Québec et à l’international. Non seulement il leur a été difficile de voyager, mais aussi l’immersion dans le terrain d’enquête devenait quasi impossible pour les rares qui ont pu se déplacer. C’est le cas de Fatima, qui faisait un DESS en gestion des projets, et dont les enquêtes de terrain étaient prévues au Sénégal, son pays d’origine. Elle a longtemps attendu pour finalement sortir du pays. Mais une fois sur le terrain qu’enquête, non seulement elle a été soumise à une période de quarantaine qui a écourté son temps de travail, mais aussi elle n’a pas non plus réalisé l’échantillon escompté, les répondants étant introuvables. Comme plusieurs autres, Fatima dit avoir rallongé, contre son gré, la période de collecte des données. Ce qui lui a coûté une session supplémentaire pour achever ses études. Dans un autre registre, Murielle, une étudiante au doctorat en sciences des religions, qui était censée mener une enquête documentaire dit n’avoir pas pu accéder aux archives dont elle avait besoin, parce que celles-ci restent inaccessibles au public depuis le premier confinement. « Je suis passée plusieurs fois. La responsable des archives m’a dit que ce n’était pas encore ouvert au public. J’ai passé mon examen doctoral II, il y a bientôt deux ans. Et tout ce temps, j’attends, j’attends… Et vous imaginez ce que je ressens comme stress. Et pourtant, c’est juste des archives dont j’ai besoin… Je ne sais encore pour combien de temps cela pourra durer… Mais franchement, je suis en train de rater mon chrono », nous a-t-elle répondu sur le ton de la désolation.

Pour contourner les difficultés liées à l’inaccessibilité du terrain d’enquête, plusieurs étudiants et étudiantes ont recouru aux entrevues téléphoniques ou audiovisuelles. Même si cela s’est avéré prometteur pour certains, d’autres ont, en revanche, éprouvé d’énormes difficultés, liées notamment au conflit d’horaire, au problème technique ou encore au désintérêt de la part des interlocuteurs. Un étudiant dont l’enquête a été perturbée par des désagréments techniques nous confie : « Faute d’accéder physiquement à mon échantillon, j’avais décidé de faire des entrevues audiovisuelles. Malheureusement mes appareils de communication se sont révélés moins performants. J’utilise un ordinateur dont la carte son est endommagée. Tandis que je fixais un câble spécifique USB pour brancher un micro et un haut-parleur externes, la voix de mon interlocuteur était parfois inaudible. J’ai alors pris l’habitude d’utiliser mon cellulaire pour les échanges audiovisuels, souvent sur Messenger. Au moment des échanges, j’ai dû me déplacer du lieu où je travaillais vers une autre salle dans notre maison, parce que le débit d’internet était faible dans la pièce où je travaille habituellement. Malheureusement certains interlocuteurs étaient impatients et je les perdais sur le coup. En tout cas, ça n’a pas été facile pour moi ».

Pour des enquêtés qui ne pouvaient être joints par visioconférence ou par téléphone, les chercheuses et chercheurs disent avoir privilégié l’enquête par questionnaire. Et là encore, si certains questionnaires pouvaient être déposés directement auprès des concernés, plusieurs autres devaient transiter par la poste ou par de tierces personnes. Cette situation, non seulement plongeait l’enquêteur dans l’incertitude, mais aussi rallongeait le temps de l’enquête, comme en témoigne Philippe, un doctorant en sociologie : « Ça m’a fait un double travail. D’abord chercher les contacts de mes probables répondants; puis les contacter et leur expliquer ce que je veux savoir. Certains me demandaient d’envoyer le questionnaire par la poste. Je ne savais même pas s'il allait les atteindre… Je leur écrivais parfois des courriels de rappel, mais plusieurs ne répondaient pas. Ça vous stresse, surtout quand c’est votre premier travail d’envergure. Et même ceux qui acceptaient que je leur envoie les questionnaires sur Facebook ou par mail, ça a été la même chose. On attend, on attend, et puis on finit par se décourager. La pandémie, c’est pas mal plate pour la recherche de terrain… ».

Toutefois, force est de constater que, pour d'autres enquêtrices et enquêteurs, le terrain d’enquête en temps de pandémie a présenté des atouts considérables. À en croire certains chercheurs, l’observation non structurée a mieux fonctionné en certains endroits, dans lesquels il y a eu moins de mobilité qu’avant. C’est ce que nous a révélé Camille qui enquêtait sur le télétravail et qui dit avoir récolté plus d’éléments que prévu. C’est également le cas pour Frédérique dont l’enquête portait sur la garde des enfants à la maison. Le temps du confinement a ajouté beaucoup d’éléments à son enquête parce que parents et enfants sont restées plus longtemps dans leur milieu naturel. « C’est sûr que j’ai eu plus de données que je ne l'attendais. On était à la maison et je passais le temps avec les enfants de chez nous, mais aussi les voisins étaient chez eux tout le temps. J’ai même été obligée de remanier mon travail parce que j’avais eu des éléments auxquels je n’avais pas pensé au départ. Pour moi, le temps du confinement m’a permis d’affiner mon travail et d’accélérer ma recherche », nous a-t-elle dit.

Par ailleurs, les enquêtes par sondages et autres questionnaires ont été facilitées par les outils informatiques et l’usage accru du réseau internet. En effet, les multiples applications de visioconférence ont aidé à joindre du monde et à gagner plus de temps pour des entretiens face à face. Ainsi, non seulement le délai de réponse a été relativement écourté, mais aussi le nombre de répondants a sensiblement augmenté. « Comme les gens restaient à la maison, ils ont eu un peu plus de temps pour consulter leurs messages et répondre à l’une ou l’autre question d’enquête. Également, les enquêtrices et enquêteurs ont profité au maximum des réseaux pour faire circuler les questionnaires. Cela a d'ailleurs été l’alternative nécessaire pour mener le travail de terrain avec questionnaires. Cependant, le revers de la médaille est que de plus en plus d’enquêté.e.s préfèrent ce moyen au lieu des entretiens face-à-face en présentiel », témoigne Jimmy, un chercheur en sociologie.Il dit ne pas encourager les entretiens par visioconférence parce que ceux-ci n’ouvrent pas totalement l’accès à certaines autres informations que seule l’interview en face-à-face peut fournir, notamment les sentiments, les attitudes, les émotions des acteurs, qui sont nécessaires à l’analyse des données.

En outre, si les questionnaires via internet ont permis aux gens qui ne pouvaient pas répondre en face à face, faute de temps ou pour toute autre raison, de fournir aux enquêtrices et enquêteurs certaines données nécessaires, ces questionnaires en distance ont cependant le désavantage de priver la répondante ou le répondant l'encadrement fourni par l'enquêtrice ou enquêteur. Il en est de même pour l’entretien téléphonique, autre méthode adaptée au confinement. En effet, si elle a permis au chercheur de mener plusieurs entretiens individuels, elle ne donne pas accès à l’environnement de l’enquêté.e, lequel peut influencer sa réponse et son comportement. Aussi les entretiens au téléphone peuvent être biaisés alors qu’en présentiel un collègue de l'enquêté.e pourrait corriger son ami sur le coup. Bref, l’inaccessibilité du terrain d’enquête a été une difficulté majeure chaque fois que le besoin d’explications supplémentaires sur l’objet de recherche s'est fait sentir. Des éléments essentiels à l’élaboration d’une bonne enquête de terrain, comme le comportement des acteurs, le déroulement des situations et des faits, ont fait défaut à plus d’une chercheuse et chercheur.

 

[1] Les noms cités dans ce dossier sont fictifs puisque les personnes que nous avons interviewées ont préféré garder l’anonymat.