Bulletin de sociologie (B.S.) : Professeur André Drainville, vous revenez d’une Année d’étude et de recherche (AER). Elle n’était certainement pas la première AER au cours de votre longue carrière d’enseignement…

André Drainville (A.D) : Exactement. C’était ma quatrième année sabbatique. Elle a été pour moi un grand plaisir, en dépit de certaines contraintes liées à la pandémie du Covid-19, mais aussi à un congé de maladie.

B.S. : D’accord. Quels projets aviez-vous en vue pour votre AER ?

A.D. : J’ai toujours plein de projets intellectuels parmi lesquels la publication de deux monographies, la rédaction des articles et bien d’autres choses. Mais pour cette année, mon projet avait trois volets. Premièrement, je devais finir la traduction du livre d’Éric Wolf, Europe and People without History, qui, étonnamment, n’avait jamais été traduit. Ce livre est une première tentative de faire synthèse, du point de vue anthropologique, de l’histoire du monde. Wolf y décrit le monde comme une variété de processus interconnectés, qui ne peut se limiter à l’expansion européenne, mais qui comprend aussi des articulations entre cette expansion-là et les structurations du pouvoir local. Ce livre présente, évidemment, des grands défis de traduction notamment à cause des ethnonymes et d’un langage très codé en anthropologie. Nous avons donc travaillé avec le chef du département. La traduction est présentement achevée, après 4 années de labeur.

B.S. : C’est une bonne nouvelle pour les chercheurs francophones. Nous avons hâte de lire cet excellent ouvrage en français. Alors les deux autres volets de votre projet ?

A.D. : Oui, le deuxième volet de mon projet est plus ambitieux. C’est le projet d’un livre sur la liberté de penser, qui inclut la liberté universitaire, sans toutefois se limiter à celle-ci. Enfin, le troisième volet de ma recherche concerne l’archivage transactionnel. Je me suis engagé dans une critique des archives depuis quelques années. Je travaille spécifiquement sur l’archivage des mouvements de lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, mais aussi des mouvements importants en Finlande, en Scandinavie, aux USA, au Canada. Je m’intéresse aussi à la transactionnalité du mouvement étudiant. Bref, ma critique porte sur la manière dont les archives qui traitent de ces mouvements sont structurées. Car, à en croire l’organisation archivistique, ces mouvements constituent une série de campagnes nationales, qui se sont passées ici et là. Mais qu’est-ce que ces campagnes-là ont de commun ? Mon constat est que leur substrat transactionnel n’est pas travaillé. Au contraire, plusieurs archives sont coincées dans des représentations coloniales, dans l’histoire coloniale. Raison pour laquelle la structuration, le langage archivistique ne rend pas compte de la transactionnalité de ces mouvements de lutte.

B.S. : Comment avez-vous procédé pour avoir accès aux archives ?

A.D. : J’ai travaillé à l’Institut international d’histoire sociale (IISH), situé à Amsterdam, un organisme spécialisé entre autres dans la conservation d’archives sur les mouvements sociaux du monde. J’ai aussi travaillé aux Archives Nationales à Buckland à New York. Et enfin, au département de sociologie de l’université de Buenos-Aires. Il convient de préciser une chose : mon objectif n’est pas tellement d’exploiter les archives, mais plutôt de parler des archivistes.

B.S. : Avez-vous obtenu des subventions pour vos projets de recherche ou c’est à vos frais personnels ?

A.D. : Je n’ai pas de subventions. Je pense qu’on ne peut pas réfléchir à son propre travail uniquement en des termes instrumentaux. On vit aussi intellectuellement dans un travail libre et non seulement subventionné. Et pour être franc avec vous, j’ai décidé de ne plus beaucoup investir dans des projets subventionnés. A mon avis, la manière dont ces projets sont encadrés rend infécond intellectuellement. Le chercheur n’est pas un plombier à qui on demande de réparer des fuites. En effet, quand on commence une recherche, on ne sait pas exactement où ça va mener. Alors, pour moi, la manière dont les organismes subventionnaires encadrent les questions de recherche pose un problème et limite en quelque sorte la liberté du chercheur. C’est une des expressions de la liberté, lorsqu’un chercheur peut commencer des choses qui se projettent dans cinq ou six ans. La vie intellectuelle est longue. Et ce que je reproche aux subventions de recherche, c’est le fait qu’elles inscrivent la recherche intellectuelle dans des cycles de production qui sont plus ou moins rapides. Ce qui risque de ne pas donner du temps pour des projets mûrs. C'est aussi pour cette raison que, depuis trois ans, j’ai commencé à travailler sur la liberté de penser.

B.S. : Vous évoquiez justement votre projet sur la liberté de penser. Peut-on en savoir davantage ?

A.D. : C’est une question très large. Je me limite ici à la liberté de mener un projet de recherche sans tenir compte des contraintes d’un organisme subventionnaire. Il est vrai que les chercheurs ont plus de liberté qu’on pense. Cependant, quand on commence à faire des demandes de subventions, on met les doigts dans la machine et on est plus vulnérable. Les exigences des comités d’examen de demandes de subventions sont de plus en plus grandes. Ce qui limite la spontanéité de la recherche. Ainsi, même si le professeur ne peut se passer de ce fric-là parce qu’il encadre des étudiants qui en ont besoin pour vivre, la subvention de son projet de recherche ne devrait pas limiter sa liberté de penser. Malheureusement, c’est le contraire qui semble de plus en plus vrai.

B.S. : Au cours de votre AER, avez-vous donné des conférences à ce sujet ?

A.D. : Je n’ai pas donné de conférence à proprement parler. Je discutais avec des collègues, des étudiantes et étudiants sur mes projets de recherche en général. Toutefois, à Buenos-Aires, j’ai donné une conférence sur la transactionnalité des mouvements étudiants et sur la sociologie transactionnelle.

B.S. : Avez-vous d’autres projets d’écriture, à part les projets d’ouvrages dont vous avez parlé ?

A.D. : Comme je le disais tantôt, il y a plein de choses sur ma table. Et un chercheur, ça n’arrête pas de penser. Le projet d’écriture, c’est tout un processus qui demande assiduité et patience. J’ai présentement un projet d’un article sur la notion du sujet. Je m’interroge sur la manière dont on conceptualise le sujet en sociologie et dans d’autres domaines qui ont été écartés du propos sociologique. Par exemple la conceptualisation du sujet chez Frantz Fanon, Steve Biko, etc. Cet article s’insère dans une sorte de « work in progress ».

B.S. : Un chercheur, ça n’arrête pas de penser… L’AER a-t-elle apporté du tonus à votre élan de penser ? En avez-vous tiré des bénéfices ?

A.D. : La recherche, c’est notre boulot. Une AER s’inscrit dans la continuité de ce qu’on fait déjà. C’est un moment privilégié du boulot où l’on retient notre souffle pendant un an en vue d’être fécond. On saisit cette occasion pour renouveler les cours, avoir une perspective, un peu de recul, désengluer la quotidienneté. J’ai eu le temps de préparer un nouveau cours en sociologie politique, que je donne cette année. Mais aussi un autre cours qui va porter sur la liberté de penser. Il sera donné pendant la session d’hiver 2024. Le livre dont j’ai parlé tantôt sera probablement terminé ce temps-là. Il s’agira d’un séminaire qui va être ouvert à tout le monde, inscrits ou pas inscrits, tous les cycles inclus. Je veux le rendre accessible à tout le monde pour saisir l’occasion de réfléchir à notre propre pratique comme intellectuels.

B.S. : À côté de ces énormes bénéfices, il y aurait-il des leçons à tirer de votre AER ? Et que ferez-vous de différent pour votre prochaine AER ?

A.D. : Des leçons à tirer ? Rien… Parce qu’arrivé à la 4ème sabbatique, on a déjà appris. Si vous m’aviez posé la question après la première année, je pourrais dire que je me suis embarqué dans beaucoup de lectures sans savoir comment elles étaient reliées à ce que je faisais précisément. A la quatrième année, j’étais plus ambitieux, plus ambitieux que j’aurais pu l’être si j’avais enseigné les cours. J’ai gardé le cap sur ce que je fais. Mais en fait des leçons, il y en a toujours. Une bonne sabbatique bien planifiée intellectuellement, avec une intention de recherche bien définie, te donne du plaisir à réfléchir librement sur ce que tu fais, en dehors du cadre de l’université. J’espère que la prochaine AER sera une sabbatique où je serai un peu libre. La question des enfants ne se posera plus. Je pense que je vais passer un an quelque part, et travailler sur mes projets de publication, en urbanisme par exemple, parce que je suis économiste de formation. Je vais aussi affiner ma recherche sur l’archivage. J’ai un projet d’un ouvrage qui va être spécifiquement à l’intention des archivistes, même s’il y a beaucoup de travail à pénétrer le langage de ceux-ci. J’ai commencé une sorte d’archivage de l’iconographie des mouvements étudiants. Et ça va prendre au moins 6 ans.

B.S. : Avez-vous un mot de la fin ?

A.D. : Je suis privilégié de mener une vie où je suis aussi libre que je le suis.  Je me sens libre quand j’enseigne les cours, et que je réalise qu’il n’y a personne qui me dit quoi faire, qui me dit quoi penser. C’est aussi un énorme privilège de passer du temps en compagnie des gens qui réfléchissent. Ces collègues, ces étudiants et étudiantes, qui sont engagés dans un travail intellectuel, dans la réflexion, ça vous émerveille. Bref, je me sens privilégié de côtoyer des gens qui engagent toute leur vie ou une partie de leur vie à exercer leur liberté intellectuelle.